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De toutes les mers de la planète, la mer Noire a un profil très particulier. Entourée de terres, elle pourrait même être prise pour un grand lac si elle n’était pas directement reliée à la mer Méditerranée par le détroit du Bosphore, une petite voie navigable d’un kilomètre de large. Une mer entourée de terre qui détermine ses caractéristiques particulières. “L’approvisionnement principal en eau de la mer Noire provient des fleuves. Notamment le Danube”, explique Arthur Capet, premier auteur de la publication sur le déclin de l’oxygène dans la mer Noire et chercheur au MAST, dirigé par Marilaure Grégoire, directrice de recherche du FNRS. “Cette eau douce, moins dense que l’eau de mer, colonise les couches supérieures de la colonne d’eau sans se mélanger aux couches inférieures.” Car les couches inférieures sont beaucoup plus salées. L’origine se trouve au sud-ouest de la mer Noire, dans le Bosphore. “Ici, il y a un échange avec la mer Méditerranée en deux couches. L’eau douce en surface s’écoule, et plus bas, l’eau salée entre et s’enfonce directement vers les niveaux plus denses.”

La stratification permanente liée à la salinité, l’halocline, prive les eaux profondes d’oxygène. La chaîne alimentaire marine se développe donc au-dessus de cette limite en dessous de laquelle les eaux sont dépourvues d’oxygène. “Pourtant, l’afflux méditerranéen apporte une petite quantité d’oxygène aux couches intermédiaires. Non seulement il contient de l’oxygène, mais en descendant, il entraîne avec lui les eaux de surface. Cependant, cet oxygène est très rapidement consommé lors de la décomposition de la matière organique”. Ce qui se passe, c’est que la matière organique (plancton, algues, etc.), produite en surface par photosynthèse, se décompose ou est consommée et expulsée par d’autres espèces de la chaîne trophique. Dans les deux cas, cette matière finit par couler. Comme il faut de l’oxygène pour se décomposer, les quelques réserves qui existent dans les couches inférieures sont épuisées.

“La zone oxygénée et donc habitable de la mer Noire est un espace très restreint. C’est le cas horizontalement, car le bassin est presque complètement fermé, et aussi verticalement, en raison de cette stratification permanente. Par rapport aux autres mers, ce volume restreint est exposé à des influences extérieures importantes. Il est donc plus sensible et capable d’évoluer rapidement”, explique Arthur Capet. C’est ce type d’évolution que le chercheur a pu observer. En compilant les données recueillies au cours des 60 dernières années, il a constaté que la couche supérieure de la mer Noire, riche en oxygène, s’était réduite de 140 mètres à 90 mètres de profondeur. Des chiffres impressionnants qui correspondent à une diminution de plus de 40 % du volume habitable.

Une stratification permanente comparée à une stratification saisonnière

La teneur en sel favorise la stratification verticale permanente dans la mer Noire. A cette stratification permanente s’ajoute une stratification saisonnière due à la température de l’eau. “En hiver, poursuit Arthur Capet, les températures plus basses accompagnées de vents plus forts rendent l’eau de surface plus froide et plus riche en oxygène. Or, l’eau froide est plus dense que l’eau chaude. Par conséquent, cette eau froide s’enfonce et entraîne avec elle l’oxygène qu’elle contient. Cela crée un effet de ventilation”. C’est ce phénomène périodique qui alimente les couches profondes en oxygène. Dans le cas de la Méditerranée, les eaux de surface refroidies en hiver descendent vers le fond, alimentant tout le bassin en oxygène. En revanche, dans la mer Noire, ces eaux sont bloquées dans l’halocline permanente, bien qu’elles soient plus froides que les eaux profondes. En termes de densité, le sel finit par l’emporter sur la température. Les eaux froides terminent ici leur voyage et conservent leur oxygène. En été, les eaux de surface se réchauffent et ne coulent plus, créant ainsi une nouvelle stratification de la colonne d’eau, la thermocline.

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Plusieurs diagnostics pour vérifier la présence d’oxygène

Pour diagnostiquer ce rétrécissement de la couche supérieure riche en oxygène, Arthur Capet a dû prendre en compte deux sources de variabilités qu’il fallait distinguer pour éviter des conclusions biaisées. D’une part, la variabilité temporelle, permettant d’avoir une vision de l’évolution dans le temps de la présence d’oxygène dans la mer, et d’autre part, la variabilité spatiale. “La pénétration de l’oxygène n’est pas constante dans toutes les zones. Notamment près des côtes, où l’interaction entre le courant et les fonds marins induit un mélange vertical accru, ou près du détroit du Bosphore. Il a fallu prendre en compte tous les endroits où les mesures ont été effectuées pour obtenir une image claire de cette évolution dans le temps. Et puis il y avait une autre difficulté : les courants dominants dans la mer Noire créent des forces qui soulèvent la structure verticale au milieu du bassin et l’abaissent en périphérie. Cela signifie qu’à une même profondeur, l’eau sera moins dense près de la côte qu’au milieu du bassin.” En d’autres termes, plutôt que de former une frontière horizontale, l’halocline ressemble à un dôme. Pour surmonter cette difficulté supplémentaire, le chercheur a quantifié la concentration en oxygène en exprimant la profondeur en mètres d’une part, et en termes de densité d’autre part. Ce qui a ensuite permis de trouver une moyenne cohérente pour l’ensemble du bassin et d’établir un profil vertical global précis pour la colonne d’eau.

Les moteurs de cet étonnant déclin

Plusieurs bases de données historiques contenaient des informations, recueillies au cours de plusieurs campagnes, sur la distribution de l’oxygène dans la mer Noire. En compilant ces chiffres et ceux recueillis par les bouées ARGO, qui dérivent librement et envoient par satellite des informations sur l’évolution de la température, de la salinité et de l’oxygène, il a été possible de comparer plus de 4000 profils, pris entre 1955 et 2015. En proposant une moyenne de tous ces diagnostics et en inventoriant la quantité d’oxygène dans la mer Noire, le constat final est très précis et sans équivoque. La pénétration de l’oxygène a diminué tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, passant de 140 mètres en 1955 à seulement 90 mètres en 2015.

Deux causes successives sont à l’origine de cette baisse progressive. Une plus grande abondance de nutriments dans un premier temps, puis le réchauffement climatique. Jusque dans les années 1990, l’intensité de la ventilation liée à la dynamique des eaux froides n’a pas diminué. Elle a même augmenté certaines années, lors d’hivers plus rigoureux. Il aurait donc dû y avoir une plus grande quantité d’oxygène dissous. Or, sa concentration a continué à baisser dans toute la colonne d’eau. Il fallait donc chercher la cause ailleurs que dans la réaction physique liée au climat. “En réalité, contextualise Arthur Capet, cette pénurie s’explique par l’eutrophisation importante du bassin à cette période. Elle correspond à un important boom économique en URSS, où se sont développées d’immenses exploitations agricoles et un élevage extensif. De plus, ce boom n’a pas été accompagné de considérations environnementales.” Les engrais et les déchets organiques liés à l’élevage se sont retrouvés dans les rivières et ont fini dans la mer Noire. Ils avaient une teneur très élevée en nitrates et en phosphates qui favorisaient la production primaire. “Tout comme les engrais favorisent la croissance des plantes, ils influencent également la production d’algues. Ces algues consomment de l’oxygène lorsqu’elles se décomposent ou sont consommées. Une plus grande biomasse entraîne donc une plus grande consommation d’oxygène.” En 1990, cet apport de nutriments a sensiblement diminué. Là encore, il semble qu’il soit associé à un contexte géopolitique et économique, puisqu’il coïncide avec la chute de l’empire soviétique et les difficultés économiques rencontrées dans la région. C’est également le moment où les premières mesures environnementales à grande échelle ont été appliquées.

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Et pourtant, le niveau d’oxygène n’a pas augmenté à nouveau. Au contraire, il est resté le même pendant plusieurs années, alors que les hivers étaient particulièrement froids, avant de diminuer à nouveau. Cette fois, c’est le réchauffement climatique qui est en cause, en influençant la ventilation. Si les hivers sont plus chauds, un plus faible volume d’eau dense est généré, ce qui réduit la teneur en oxygène lorsque ces eaux descendent dans l’halocline. “Le phénomène pourrait bien s’aggraver. Avant, cette formation d’eau froide avait lieu chaque année. Or, les chiffres recueillis au cours des dix dernières années témoignent d’une formation d’eau froide de plus en plus intermittente. Nous sommes actuellement en train d’analyser nos résultats, mais il semblerait que cette ventilation autrefois annuelle n’ait plus lieu que tous les deux ou trois ans. Nous ne pouvons pas encore déterminer les conséquences de ce phénomène, mais en tout cas, nous assistons à un changement de système.”

A part un brassage moins important et occasionnel, ce réchauffement masque un autre effet conduisant à la désoxygénation. L’une des propriétés chimiques de l’eau froide fait qu’elle se sature moins vite que l’eau chaude. Plus l’eau est froide, plus elle peut contenir de gaz dissous, dont évidemment l’oxygène. En se réchauffant, l’eau de surface est de moins en moins capable d’accumuler de l’oxygène. Par conséquent, non seulement l’oxygène ne colonise plus la mer Noire en profondeur, mais en plus, sa concentration diminue dans toute la colonne d’eau. La désoxygénation causée par l’augmentation de la température de l’eau est un problème global qui concerne tous les océans. Aujourd’hui, le problème est pris très au sérieux par la communauté scientifique.

Implications à quantifier

L’étude vise avant tout à quantifier les processus physiques liés à la colonne d’eau en collectant et en analysant les données. La dynamique semble désormais bien comprise, tant dans l’espace que dans le temps. La grande inconnue reste l’influence que ces variations auront sur l’écosystème. Les modèles permettant d’étudier les différents scénarios en mer Noire doivent maintenant être intégrés à ces nouvelles données sur l’halocline, la thermocline et l’oxycline, afin de pouvoir prédire plus précisément leur impact réel. Cependant, plusieurs pistes peuvent déjà être explorées. “La mer Noire est clairement confrontée à une compression importante de sa zone habitable. Tout l’écosystème se forme dans cette couche, du phytoplancton aux prédateurs, qui évoluent dans les eaux plus profondes. Toute la chaîne trophique s’organise dans la colonne d’eau en fonction de la présence de lumière ou de nutriments. Auparavant organisées sur une profondeur de 140 mètres, les interactions entre ces groupes trophiques doivent désormais trouver un nouvel équilibre sur une profondeur de 90 mètres. Il y aura un impact écologique et économique. La pêche, qui est l’une des principales activités de la région, devra probablement s’adapter à cette réorganisation” Selon la FAO, les captures se sont élevées à 376 000 tonnes en 2013. A peine deux fois moins que pour l’ensemble de la Méditerranée.

Un outsider toxique

Un dernier processus mérite d’être surveillé. Comme indiqué précédemment, la biomasse consomme de l’oxygène en se décomposant. Lorsqu’il n’y a plus d’oxygène, cette biomasse continue à se décomposer, entraînant la consommation de sulfates par les bactéries et la production de sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz hautement toxique. La stratification permanente de la mer Noire agit comme un couvercle sur les eaux profondes, dans lesquelles cet hydrogène sulfuré s’est accumulé et atteint aujourd’hui des concentrations sans précédent. Rien ne prouve actuellement que la diminution de la profondeur de pénétration de l’oxygène corresponde directement à une diminution de la profondeur d’apparition du sulfure d’hydrogène. “La profondeur à laquelle le H2S apparaît ne correspond pas exactement à la profondeur à laquelle l’oxygène disparaît. Il y a toute une série de processus intermédiaires dans une zone médiane suboxique et dépourvue d’hydrogène sulfuré. Nous nous sommes concentrés sur l’oxygène et notre étude a révélé une remontée à la limite supérieure de cette zone, mais pas à la limite inférieure. Nous pouvons supposer que la stratification de la mer Noire restera globalement stable. Mais il est possible qu’en cas de remontée, des conditions climatiques ou géologiques instables fassent que le sulfure d’hydrogène perce la couche oxygénée. Cela pourrait avoir des répercussions importantes sur la vie aquatique. Afin de déterminer la situation et de résoudre la dynamique de l’H2S, nous devons maintenant modéliser ces processus, quantifier et inventorier sa concentration.”

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