Démosthène

Leader de la faction démocratique

À partir de ce moment (354), la carrière de Démosthène est pratiquement l’histoire de la politique étrangère athénienne. Il ne fallut pas longtemps pour que son talent oratoire fasse de lui, en fait, le chef de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui le parti démocratique. Certains intérêts, en particulier les riches, auraient préféré une oligarchie plutôt qu’une démocratie ; de nombreux marchands auraient préféré la paix à presque n’importe quel prix. S’ils étaient d’accord pour dire que les Macédoniens étaient des barbares, la plupart des citoyens athéniens se méfiaient des autres cités-États grecques, comme Thèbes et Sparte. L’Assemblée athénienne était un corps peu organisé, souvent tumultueux, comptant jusqu’à 6 000 citoyens de sexe masculin ; elle était capable d’engueuler un orateur qu’elle n’aimait pas ou de le mettre en déroute par des rires. Tout citoyen pouvait prendre la parole, mais les critères étaient si élevés que seuls les meilleurs orateurs survivaient longtemps. Dans cette arène turbulente, Démosthène se distinguait. Ses contemporains le décrivent comme “un buveur d’eau”, c’est-à-dire une personnalité sévère, voire rébarbative. Bien que les injures soient monnaie courante à l’Assemblée, l’esprit de Démosthène était exceptionnellement caustique ; lorsqu’il se défendait, dans son discours “Sur la couronne”, contre les attaques de son rival de toujours, Eschine, il n’hésitait pas à le traiter de “bête rusée”, de “bavardeur oisif”, d'”escroc de cour” et de “pollué”. Démosthène n’était pas seulement meilleur que la plupart des gens pour ce qui est des injures ; il comprenait aussi l’avantage de faire perdre à un auditoire le respect de son adversaire.

Il était un étudiant assidu de l’histoire grecque, utilisant des parallèles historiques détaillés dans presque tous ses discours publics, et aurait copié huit fois l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide afin d’améliorer sa maîtrise de la langue et de s’imprégner de son histoire. Il demandait constamment aux Athéniens de se rappeler leur propre histoire, de se souvenir de leur foi passée en la démocratie et de se rappeler à quel point ils détestaient les tyrans. Son amour de la démocratie donne à ses discours une ampleur humaniste qui les rend intéressants encore aujourd’hui. Démosthène était également extrêmement assidu. Plutarque raconte qu’il avait l’habitude de s’asseoir le soir et de passer en revue les conversations et les discours qu’il avait entendus pendant la journée, en expérimentant les différentes réponses ou discours qu’il aurait pu faire. Il excellait chaque fois qu’il pouvait préparer soigneusement ses discours à l’avance, mais la nature de la vie politique athénienne devait souvent le contraindre à répondre à un adversaire sous l’impulsion du moment. Malheureusement, comme tous les discours qui subsistent sont des textes soigneusement édités, il est impossible d’établir combien de fois Démosthène s’exprimait extemporanément.

Son célèbre discours de 354 “Sur les conseils de la marine” s’adressait à la menace venue de l’Est. Pendant ce temps, en Macédoine, au nord, le jeune roi Philippe, presque du même âge que Démosthène, annexait progressivement les cités grecques au sud de ses frontières. En 356, Philippe s’était emparé d’une possession athénienne en Thrace, après avoir trompé les Athéniens en leur promettant de protéger la ville, et en 354 il s’empara d’une autre possession athénienne. En 353, Sparte et l’Arcadie demandaient à Athènes une aide militaire contre Philippe. Lorsqu’il continua à se déplacer vers le sud, utilisant la corruption et la menace aussi bien que la force militaire, les Athéniens envoyèrent une petite force pour fermer le col des Thermopyles. Bien que Philippe se soit détourné vers la côte de la Thrace, évitant une confrontation directe avec Athènes, ses intentions étaient claires. Pourtant, de nombreux Athéniens continuaient à croire que la menace de Philippe était transitoire.

Les Philippiques. Au début de l’année 351, Démosthène prononce un discours contre Philippe, appelé “Première Philippique”, qui le consacre comme le chef de file de l’opposition aux ambitions impériales macédoniennes. Pendant les 29 années suivantes, Démosthène n’a jamais faibli ; comme le dit Plutarque, “l’objet qu’il s’est choisi dans la république était noble et juste, la défense des Grecs contre Philippe.” Dans la “Première Philippique”, il rappelle aux Athéniens qu’ils ont déjà vaincu les Spartiates, qui étaient aussi forts que Philippe, et fait remarquer avec sarcasme que Philippe n’aurait jamais conquis leurs territoires s’il avait été aussi timide que les Athéniens semblaient l’être. Il conclut en mettant au défi ses compatriotes de prendre leurs affaires en main plutôt que de laisser Philippe gagner par défaut.

Ce discours incitatif n’a néanmoins pas réussi à réveiller les Athéniens. Philippe avança en Chalcidique, menaçant la ville d’Olynthe, qui fit appel à Athènes. En 349, Démosthène prononça trois discours émouvants (les “Olynthes”) pour obtenir de l’aide pour Olynthe, mais la ville tomba l’année suivante sans aide significative d’Athènes. Finalement, Philippe et les Athéniens se sont mis d’accord en avril 346 sur la paix de Philocrate ; Démosthène, en partie pour gagner du temps afin de se préparer à la longue lutte qui l’attendait, a accepté la paix et a été l’un des ambassadeurs chargés de négocier le traité avec Philippe. Au cours des négociations, Philippe, reconnaissant l’éloquence de Démosthène comme une menace pour ses plans, l’ignora et s’adressa plutôt à son collègue ambassadeur Aeschines. Les deux hommes revinrent de l’ambassade ennemis acharnés, Démosthène dénonçant Aeschines et Aeschines assurant tout le monde des bonnes intentions de Philippe.

Dans son oraison “Sur la paix” fin 346, Démosthène, bien que condamnant les termes du traité de Philocrate, soutenait qu’il devait être honoré. Pendant ce temps, Philippe poursuivait sa tactique consistant à monter les cités-États grecques, comme Thèbes et Sparte, les unes contre les autres. Démosthène était l’un des nombreux ambassadeurs envoyés dans une tournée futile dans le Péloponnèse pour obtenir un soutien contre Philippe. En représailles, Philippe a protesté à Athènes contre certaines déclarations faites par ces ambassadeurs. La “deuxième Philippique” de Démosthène, en 344, rétorque qu’il n’aurait jamais accepté la paix de Philocrate s’il avait su que Philippe n’honorerait pas sa parole ; de plus, il affirme qu’Eschine et d’autres avaient induit les Athéniens en erreur. L’affaire fut jugée publiquement à l’automne 343, lorsque Démosthène, dans son discours “La fausse légation”, accusa Eschine de faire de faux rapports, de donner de mauvais conseils, de désobéir aux instructions et d’être sensible à la corruption. Le tribunal, cependant, acquitta Eschines.

L’enchevêtrement de menaces et de contre-menaces se poursuivit en 341, jusqu’à ce qu’un général athénien subisse la colère de Philippe pour avoir opéré trop près d’une de ses villes en Chersonèse. Philippe exigea son rappel, mais Démosthène répondit dans un discours, “Sur la Chersonèse”, que le motif derrière les “intrigues et les complots” du Macédonien était d’affaiblir la volonté des Athéniens de s’opposer aux conquêtes de Philippe. “Philippe est en guerre contre nous”, déclara-t-il, “et a rompu la paix”. Peu après, Démosthène prononça sa “Troisième Philippique”, peut-être le discours le plus réussi de sa longue campagne contre Philippe. En conséquence, Démosthène devint contrôleur de la marine et put ainsi mener à bien les réformes navales qu’il avait proposées en 354. En outre, une grande alliance fut formée contre Philippe, comprenant Byzance et d’anciens ennemis d’Athènes, comme Thèbes. Une guerre indécise s’ensuivit, Athènes étant forte en mer mais Philippe presque irrésistible sur terre. L’armée macédonienne était bien organisée sous un seul commandant brillant qui utilisait la cavalerie en coordination avec une infanterie très disciplinée, tandis que l’alliance grecque dépendait de ce qui était essentiellement un groupe de milices de citoyens.

Le désastre est arrivé en 338, lorsque Philippe a vaincu les alliés dans une bataille décisive à Chaeronea dans le centre-nord de la Grèce. Selon Plutarque, Démosthène participa à la bataille mais s’enfuit après avoir laissé tomber ses armes. Qu’il se soit ou non déshonoré de cette manière, c’est Démosthène que le peuple a choisi pour prononcer l’oraison funèbre sur les corps des victimes de la bataille. Après la paix conclue par l’orateur et diplomate athénien Démadès, Philippe agit avec retenue ; et, bien que la faction pro-macédonienne ait été naturellement grandement renforcée par sa victoire, il s’abstint d’occuper Athènes. Démosthène subit plusieurs formes d’attaques législatives subtiles de la part d’Eschines et d’autres.

En 336, la Grèce fut stupéfaite par la nouvelle que Philippe avait été assassiné. Lorsque son fils Alexandre lui a succédé, de nombreux Grecs ont cru que la liberté était sur le point d’être restaurée. Mais en l’espace d’un an, Alexandre prouva qu’il était un ennemi encore plus implacable que son père car, lorsque la ville de Thèbes se rebella contre lui en 335, il la détruisit. Une série de victoires enhardit Alexandre à demander à Athènes de livrer Démosthène et sept autres orateurs qui s’étaient opposés à son père et à lui-même ; seule une ambassade spéciale auprès d’Alexandre réussit à faire annuler cet ordre. Peu de temps après, Alexandre commença son invasion de l’Asie qui le mena jusqu’en Inde et laissa Athènes libre de toute menace militaire directe de sa part.

En 330, néanmoins, jugeant que la faction pro-Alexandre était toujours forte à Athènes, Eschine porta ses accusations d’inconvenance contre Ctésiphon – faites pour la première fois six ans plus tôt – pour avoir proposé que Démosthène reçoive une couronne d’or pour ses services à l’État. La véritable cible était, bien sûr, Démosthène, car Eschine accusait Ctésiphon d’avoir fait une fausse déclaration en louant le patriotisme et le service public de l’orateur. L’affrontement oratoire qui s’ensuivit entre Eschine et Démosthène suscita l’intérêt de toute la Grèce, car il s’agissait de juger non seulement Démosthène mais aussi la politique athénienne des vingt dernières années. Un jury de 500 citoyens était le minimum requis dans de tels cas, mais une grande foule d’autres Athéniens et même d’étrangers se pressait pour assister au débat.

Délivrance de “Sur la Couronne”. L’oraison “Sur la couronne”, réponse de Démosthène aux accusations d’Eschine de vaciller dans sa politique, d’accepter des pots-de-vin et de faire preuve de lâcheté au combat, est universellement reconnue comme un chef-d’œuvre de l’art rhétorique. Il couvre les deux décennies entières de l’engagement grec auprès de Philippe et d’Alexandre, opposant dans chaque cas la politique de Démosthène à ce qu’il appelle la trahison d’Eschine en tant qu’agent des Macédoniens. Comme toujours, sa maîtrise des détails historiques est impressionnante. À maintes reprises, il demande à son auditoire ce qui devait être fait en cas de crise et qui l’a fait. S’adressant directement à Eschines, il dit : “Ta politique a soutenu notre ennemi, le mien, celui de notre pays.” Ses épithètes cinglantes dépeignent Eschine comme un renégat méprisable, un mercenaire de Philippe. Le verdict du jury est on ne peut plus clair : Eschine n’a même pas obtenu un cinquième des voix, ce qui l’oblige à s’exiler. Démosthène et sa politique avaient reçu un vote massif d’approbation populaire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.