BERTOLT BRECHT 1928
Biographie de l’auteur
PLOT RÉSUMÉ
PERSONNAGES
THÈMES
STYLE
CONTEXTE HISTORIQUE
CRITIQUE APERÇU
CRITICISME
SOURCES
LIRE AUSSI
La pièce de 1928 de Bertolt Brecht, L’Opéra de quat’sous, a été sa pièce la plus réussie financièrement et l’œuvre à laquelle il est le plus étroitement identifié. La pièce est un exemple précoce de son “théâtre épique”, qui consiste en des innovations théâtrales destinées à éveiller le public à la responsabilité sociale. Le théâtre épique utilise des dispositifs “aliénants”, tels que des pancartes, des apartés au public, des images projetées, une musique et un éclairage discordants, et des épisodes déconnectés, afin de frustrer les attentes du spectateur en matière de simple divertissement. Ce “théâtre d’illusions” (comme l’appelaient les anti-réalistes tels que Brecht) permettait au public de regarder confortablement et passivement une production sans en être changé. C’était l’intention de Brecht d’utiliser le théâtre pour invoquer le changement social, pour secouer ses spectateurs de leur complaisance et attendre plus du théâtre que du divertissement.
La capacité perturbatrice du drame de Brecht était conçue pour éveiller l’esprit critique des spectateurs et les galvaniser dans la conscience et l’action politiques. L’Opéra de quat’sous, qu’il a produit avec l’aide de sa secrétaire (et amante) Elisabeth Hauptmann (qui venait de traduire en allemand The Beggar’s Opera de John Gay) et du compositeur Kurt Weill, est une satire de la société bourgeoise, contenant plusieurs des éléments majeurs du théâtre épique : des pancartes annonçant les chanteurs de ballades, une musique discordante, et une intrigue qui déjoue les attentes de résolution romantique. L’Opéra de quat’sous est très étroitement inspiré de la pièce de Gay du XVIIIe siècle, une autre satire sociale. Brecht etHauptmann ont emprunté des ballades à François Villon, et Weill les a transformées en chansons de cabaret sombrement tordues pour cette version de la pièce.
Brecht a également apporté quelques changements stylistiques, transformant le protagoniste, Macheath, en un héros moralement ambigu, soulignant les parallèles entre Polly et Lucy, et créant le personnage du shérif Jackie Brown, un ancien copain d’armée de Macheath qui protège les activités criminelles de son ami en échange d’un pourcentage de son butin. La pièce de Brecht impute à la société capitaliste la responsabilité de la pègre criminelle que Gay présente comme une simple satire en miroir de l’aristocratie du XVIIIe siècle. Le mélange discordant de jazz, de folklore et de musique d’avant-garde de Weill ajoute à l’attrait populaire de la pièce, ce qui est à l’opposé de ce que voulait Brecht : il a conçu son “théâtre épique” pour éveiller le jugement critique du public, et non son empathie. Malgré les conceptions de Brecht, L’Opéra de quat’sous est devenu l’une des marques du théâtre musical et sa pièce la plus populaire. Alors qu’elle est considérée dans le théâtre moderne comme une œuvre politique importante, elle est également vénérée pour sa musique unique et ses personnages sombrement attachants.
- Biographie de l’auteur
- RÉSUMÉ DU PLOT
- Acte I
- Acte deux
- Acte Trois
- CHARACTEURS
- Chanteur de ballades
- Sheriff Jackie Brown
- Lucy Brown
- Charles Filch
- Le Gang
- Révérend Kimball
- Low-dive Jenny
- Mac the Knife
- Macheath
- Adaptations médiatiques
- Celia Peachum
- Jonathan Jeremiah Peachum
- Polly Peachum
- Constable Smith
- Tigre
- THEMES
- Trahison et corruption morale
- Art et expérience
- TOPICS FOR FURTHER STUDY
- STYLE
- Opéra ou comédie musicale ?
- Théâtre épique
- CONTEXTE HISTORIQUE
- Allemagne après la Première Guerre mondiale
- Décadence allemande
- COMPARE & CONTRASTE
- VUE D’ENSEMBLE CRITIQUE
- CRITICISME
- Carole Hamilton
- WHAT DO I READ NEXT?
- Bernard F. Dukore
- Harold Clurman
- SOURCES
- Lectures complémentaires
Biographie de l’auteur
Né Eugen Bertolt Friedrich Brecht le 10 février 1898 à Augsbourg, en Allemagne, Bertold Brecht est considéré comme un père fondateur du théâtre moderne et l’une de ses voix les plus incisives. Ses idées novatrices ont eu un effet profond sur de nombreux genres narratifs modernes, notamment les romans, les nouvelles et le cinéma. Brecht est considéré comme un pionnier du théâtre à conscience sociale, en particulier dans le sous-genre du théâtre anti-réalité, qui cherchait à démystifier les techniques illusoires du drame réaliste. Son œuvre reflète son engagement envers ses convictions politiques. À l’époque où il était un jeune adulte, il avait fermement embrassé les doctrines communistes de Karl Marx, un philosophe allemand qui a écrit les textes séminaux Le Manifeste communiste et Das Kapital.
Brecht a commencé sa vie comme le fils intellectuellement rebelle d’un directeur d’usine de papier bourgeois (classe moyenne). Sa mère était catholique, son père protestant ; Brecht a renié toute affiliation religieuse, et sa première pièce, écrite à l’âge de seize ans, expose les leçons contradictoires de la Bible – une preuve précoce de son effort de toute une vie pour éroder l’infrastructure de complaisance de sa société. Pendant la Première Guerre mondiale, il n’a pu éviter la conscription dans l’armée allemande (en étudiant la médecine) et a donc servi comme aide-soignant dans un hôpital militaire. Les souffrances insignifiantes dont il a été témoin ont aigri sa vision du monde déjà pessimiste.
Toujours fasciné par les dualités et les oppositions culturelles, Brecht a cherché à exposer le ridicule de l’un ou l’autre extrême, sans jamais offrir une sorte d’alternative transcendante, ce qui lui a valu d’être condamné par de nombreux critiques comme nihiliste (celui qui croit que les valeurs traditionnelles n’ont aucun fondement dans la réalité et que l’existence est inutile). Ses pièces et ses poèmes décrivent souvent des situations qui semblent naturellement orientées vers des conclusions romantiques, mais qui évitent ces résolutions faciles. À l’âge adulte, Brecht s’était déjà imposé comme un homme à femmes, jonglant souvent avec des épouses, des ex-femmes et des amants qui vivaient à quelques pâtés de maisons les uns des autres et portaient ses enfants – souvent en même temps.
L’une des nombreuses personnes significatives de Brecht, Elisabeth Hauptmann, a collaboré avec lui sur son adaptation de la pièce du XVIIIe siècle The Beggar’s Opera de John Gay, qu’il a lancée en 1928 sous le titre The Threepenny Opera. L’œuvre, dont la musique est composée par le célèbre compositeur Kurt Weill, devient l’un des drames les plus connus du dramaturge (en grande partie grâce à la reprise populaire par le chanteur Bobby Darrin de la chanson de la pièce “Mack the Knife”). Des biographes récents spéculent sur le fait que Brecht dirigeait un véritable atelier clandestin d’écriture, utilisant les talents de son harem de femmes, qui avaient peu de chances de succès littéraire sans son berceau paternaliste ou son inspiration politique et intellectuelle.
Avant l’ascension politique du parti nazi d’Adolf Hitler dans les années 1930, Brecht fuit l’Allemagne et vit en exil en Europe et aux États-Unis. En 1947, il a été interrogé sans succès par le House Committee on Un-American Activities pour ses sympathies communistes déclarées. Il retourne en Allemagne en 1948, où il crée le Berlin Ensemble, une troupe de production théâtrale dédiée à la réforme politique et artistique. C’est au cours de cette dernière période de sa vie qu’il produit ce qui est considéré comme l’une de ses meilleures œuvres, notamment les pièces Mère Courage et ses enfants (1949) et The Good Woman of Szechuan (1953). Il meurt d’une thrombose coronaire le 14 août 1956, dans le pays alors communiste qu’est l’Allemagne de l’Est.
RÉSUMÉ DU PLOT
Acte I
Le Prologue de L’Opéra de quat’sous présente Fair Day à Soho (une banlieue de Londres), où mendiants, voleurs et putains exercent leur métier. Un chanteur de ballades s’avance pour chanter une chansonnette macabre sur Mac le Couteau. Peachum, propriétaire de “The Beggar’s Friend Ltd.”, se promène de long en large sur la scène avec sa femme et sa fille. A la fin de la chanson, Low-dive Jenny dit qu’elle voit Mac the Knife, qui disparaît dans la foule.
Dans la scène un, c’est le matin dans l’emporium commercial de Peachum, où le propriétaire équipe les mendiants pour leur carrière d’escrocs. La scène s’ouvre avec Peachum qui chante son hymne matinal à la gloire de la trahison et de la tromperie humaines. Peachum invite le public à prendre en compte la complexité de son activité : pour susciter la sympathie humaine, il faut souvent simuler la misère, car le public est devenu si blasé que ses dons diminuent avec le temps. Il interprète le dicton biblique “Donnez et il vous sera donné” comme signifiant, fournissez de nouvelles raisons de donner aux pauvres.
Un jeune homme, Charles Filch (le mot “filch” est de l’argot pour voler), entre dans la boutique. Il rapporte qu’une bande de mendiants l’a battu pour avoir mendié sur leur territoire. Peachum lui propose un quartier et une tenue de mendiant améliorée en échange de cinquante pour cent de ses gains. Filch n’inspire pas confiance à Peachum parce qu’il succombe trop facilement à la pitié ; la mendicité exige des choses plus solides, moins de conscience. Mme Peachum entre et discute avec lui de l’endroit où se trouve leur fille, Polly. Le couple chante un bref duo satirique sur l’amour.
Dans la deuxième scène, le membre de la bande de mendiants Matthew (alias Matt de la Monnaie) entre dans une étable pour s’assurer qu’elle est vide. Macheath fait entrer Polly, habillée d’une robe de mariée volée. Quelques instants plus tard, de grandes camionnettes apparaissent, contenant de luxueux meubles et de la vaisselle pour le mariage, certainement volés. Le reste de la bande de mendiants arrive également. Dans une comédie au décorum grotesque, la bande critique les rendez-vous du mariage tandis que Polly et Macheath s’accrochent à un semblant de cérémonie digne. Réalisant qu’une chanson de mariage est conventionnelle, Macheath ordonne
à trois des garçons, déjà considérablement ivres, d’en chanter une, ce à quoi ils se plient lamentablement.
Polly lui rend la pareille avec sa propre mélodie, plutôt hostile, à propos d’une barmaid nommée Jenny, que Macheath déclare être de l’art, gaspillé sur des ordures. Un révérend, en fait un membre de la bande, arrive pour célébrer la cérémonie. La fête est presque dispersée par l’arrivée d’un invité spécial, le vieux copain d’armée de Macheath, Jackie Brown, le haut shérif de Londres. Macheath et lui boivent ensemble et chantent un vieil air de l’armée, “The Cannon Song”. Alors que Macheath fait des comparaisons larmoyantes avec des amitiés classiques comme Castor et Pollux ou Hector et Andromaque, Brown remarque la richesse qui l’entoure et devient pensif. Macheath a réussi dans la vie d’une manière que Brown n’a pas. Avant que Brown ne parte, Macheath lui confirme que son dossier à Scotland Yard est resté vierge. Enfin, la bande exhibe le couronnement de ses biens volés : un nouveau lit. La scène se termine par un duo cynique (“l’amour durera ou ne durera pas…”) entre le couple nouvellement “marié”.
La scène trois se déroule de nouveau sur le lieu de travail de Peachum, où Polly chante à ses parents une chanson révélant son nouveau mariage. Ses parents sont consternés qu’elle ait épousé un criminel notoire. Un groupe de mendiants entre, l’un d’eux se plaignant de la mauvaise qualité de sa fausse souche. Peachum se plaint du manque de professionnalisme du mendiant, puis revient au problème du mauvais mariage de sa fille. Peachum trouve une solution : livrer Macheath à la police, le faire pendre et gagner par la même occasion une rançon de quarante livres. La famille chante un trio sur “L’insécurité de la condition humaine” contenant le refrain “Le monde est pauvre et l’homme est une merde.” Puis, Peachum sort pour soudoyer Low-Dive Jenny afin qu’elle trahisse Macheath à la police.
Acte deux
La scène quatre (les scènes sont numérotées séquentiellement tout au long de la pièce) se déroule dans l’écurie, désormais la maison de Polly et Macheath. Polly supplie Macheath de fuir, car elle a vu Brown succomber aux menaces de son père ; Macheath sera arrêté. Macheath confie à Polly la responsabilité des comptes et prépare la bande pour le prochain couronnement, une énorme opportunité commerciale pour les voleurs et les mendiants. Macheath s’en va. Dans un Interlude, Mrs. Peachum et Low-Dive Jenny s’avancent devant le rideau pour chanter “The Ballad of Sexual Obsession” après que Celia ait soudoyé Jenny avec dix shillings pour qu’elle révèle à la police où se trouve Macheath.
La scène cinq se déroule au bordel de Highgate. C’est un jeudi, le jour où Macheath se rend normalement, mais le propriétaire et les putes ne l’attendent pas ; ils sont en train de repasser, de jouer aux cartes ou de se laver. Macheath entre et jette cavalièrement son mandat d’arrêt sur le sol. Jenny propose de lui lire les lignes de la main, lui prédisant une trahison de la part d’une femme dont le nom commence par “J”. Macheath en fait une blague, tandis que Jenny s’éclipse par une porte latérale. Alors que Macheath chante “The Ballad of Immoral Earnings”, on peut voir Jenny faire signe à l’agent Smith. Elle se joint à Macheath dans un duo, décrivant sa vie malmenée avec lui. Alors qu’ils se terminent, le gendarme Smith emmène Macheath à l’Old Bailey (la prison).
Dans la scène six, Brown se tord les mains à l’Old Bailey, de peur que son copain ait été pris. Macheath entre, lourdement attaché par des cordes et accompagné de six gendarmes. Mac rédige un chèque à l’agent Smith en échange de la non-application des menottes et chante “The Ballad of Good Living”. Une des amantes de Macheath, Lucy, entre, trop enragée par la jalousie pour se soucier du sort de Macheath. Polly entre alors et les deux femmes chantent le “Duo de la jalousie”. Macheath nie qu’il a épousé Polly, l’accusant de se déguiser pour attirer la pitié. Mme Peachum arrive pour éloigner Polly. Lucy et Macheath se réconcilient et il obtient d’elle la promesse de l’aider à s’échapper. Il le fait, mais la dissuade de partir avec lui.
Monsieur Peachum arrive pour profiter du spectacle de son triomphe sur Macheath, mais trouve Brown assis dans sa cellule. Peachum convainc Brown de poursuivre Macheath ou de mettre en péril sa réputation. L’homme de loi s’en va. Le rideau tombe, et Macheath et Low-Dive Jenny apparaissent pour chanter le duo “What Keeps Mankind Alive ?”, dont les réponses sont : actes bestiaux et répression.
Acte Trois
La scène sept s’ouvre sur le Peachum Emporium en préparation de leur grand plan visant à perturber la cérémonie de couronnement avec “une démonstration de la misère humaine”. C’est une campagne massive : près de quinze cents hommes préparent des pancartes. Les putains viennent chercher leur paye, que Mme Peachum refuse de payer parce que Macheath s’est échappé. Jenny laisse échapper que Macheath est avec la putain Suky Tawdry, alors Peachum envoie un message aux gendarmes. Mme Peachum chante une strophe de “The Ballad of Sexual Obsession”. Brown entre et menace d’arrêter tous les mendiants, mais Peachum le fait chanter en insistant sur le fait qu’ils sont occupés à préparer une chanson pour le couronnement. Les garçons chantent “The Song of the Insufficiency of Human Endeavor”. Alors que Brown part avec déconvenue arrêter Macheath, le rideau tombe et Jenny chante une ballade sur les pulsions sexuelles.
La scène huit se déroule dans l’Old Bailey. Polly et Lucy comparent leurs notes sur Macheath et se lient d’amitié. Lucy entend une agitation et annonce que Mac a de nouveau été arrêté. Polly s’effondre, puis se change en habit de veuve.
La scène neuf trouve Macheath enchaîné et conduit par des gendarmes dans sa cellule de mort. La police craint que sa pendaison n’attire une plus grande foule que le couronnement. Smith est prêt à aider Macheath à s’échapper pour mille livres, mais Macheath ne peut mettre la main sur son argent. Brown vient régler ses comptes avec Mac. À travers tout cela, les visites de Lucy, Polly, Peachum, la bande et les prostituées, Mac est particulièrement désinvolte quant à son destin imminent. Il chante une chanson demandant le pardon et se rend à la potence. Peachum préside, mais son discours commence comme un éloge funèbre et se termine par l’annonce que Brown est arrivé à cheval pour sauver Mac. Brown annonce que grâce au couronnement, Mac a été sauvé et élevé à la pairie. Les gens acclament, chantent, et les cloches de Westminster sonnent.
CHARACTEURS
Chanteur de ballades
Le chanteur de ballades sans nom sert en quelque sorte de chœur grec, commentant et expliquant l’action de la pièce au fur et à mesure de son déroulement. Il ouvre l’histoire avec un récit grotesque et enjoué de Mac the Knife, un personnage historique réel qui a assassiné des prostituées à Londres. Bien que le Beggar’s Opera de John Gay (la source de l’œuvre de Brecht) ait inclus des ballades sur les voleurs dans son univers dramatique, les chansons n’étaient pas aussi scandaleuses que celles chantées par le narrateur de Brecht – ce qui est tout à l’honneur des talents musicaux de Brecht et de son compositeur, Kurt Weil. Tout au long de L’Opéra de quat’sous, le chanteur de ballades ponctue l’action de commentaires mordants et de mauvais goût sur l’action sordide de la pièce, chantés sur un air discordant. Il chante le numéro musical le plus connu de la pièce, “Moritat” (ou “Thème de l’Opéra de quat’sous”) – plus connu sous le nom de “Mac the Knife” – qui a été popularisé par le chanteur Bobby Darrin en 1959.
Sheriff Jackie Brown
Brown est le grand shérif véreux qui prend une partie des gains des mendiants en échange de tuyaux sur les raids policiers prévus. Il est un ami de longue date de Macheath, ayant servi avec lui comme soldat en Inde. Brown assiste au mariage de Polly et Mac et est surpris par la richesse qui entoure son ami. Lorsqu’il est acculé par Peachum, qui lui cite une liste de crimes commis par Macheath, Brown est obligé d’envoyer l’agent Smith arrêter son ancien ami. C’est un homme velléitaire et cupide qui exprime son chagrin en voyant Macheath en prison à l’Old Bailey mais qui accepte néanmoins l’argent de Peachum. Enfin, alors que Macheath se tient à la potence, Brown arrive à cheval avec un sursis.
Lucy Brown
Lucy est la fille du Tigre Brown. Mac a eu une liaison avec Lucy, trompant à la fois son ami et Polly. Lucy semble être enceinte – le père étant vraisemblablement Macheath – mais elle révèle à Polly qu’elle a simulé sa grossesse en fourrant un oreiller sous sa robe. Au début, Lucy traite Polly avec arrogance, mais elle accepte ensuite l’affirmation de Polly selon laquelle Macheath l’aime davantage. Lucy finit par se lier d’amitié avec la femme de son amant.
Charles Filch
Filch se présente assez innocemment dans l’emporium d’équipement de mendiants de Peachum, espérant obtenir la permission de Peachum de mendier à un certain coin de rue. Filch se révèle cependant singulièrement inadapté à la carrière de mendiant, étant naturellement enclin à la pitié – il se dit coupable d’accepter de l’argent des gens.
Le Gang
Avec des comparses comme Bob la scie, Jake aux doigts crochus, Jimmy, Matthew (ou Matt de la Monnaie), Ned, Robert et Dreary Walt, le Gang est composé de voleurs, de coupeurs de cheveux, de prostituées, de proxénètes et de mendiants. Ils reçoivent tous des costumes pour mendier de M. Jonathan Jeremiah Peachum, et ils confient un pourcentage de leurs gains à Macheath, qui utilise l’argent pour payer le shérif Brown afin de protéger leur racket. Il n’y a pas d’honneur parmi ces voleurs ; tous sont prêts à trahir leurs frères si cela peut leur permettre de passer une soirée de nourriture et de plaisir. Ils offrent des cadeaux volés à Mac et Polly lors de leur mariage.
Révérend Kimball
Kimball célèbre le mariage improvisé entre Polly et Macheath. Il est plus que probable qu’il ne soit pas un vrai prêtre, puisqu’il fait également partie du Gang des voleurs.
Low-dive Jenny
Low-dive Jenny est une ancienne amante de Mac et maintenant juste une des putes du Gang. Comme le personnage biblique de Judas (qui a trompé son chef Jésus-Christ), Jenny trahit Macheath. Elle prétend lire les lignes de la main de Macheath, faisant allusion à un événement futur lugubre, puis elle informe le gendarme Smith de l’endroit où se trouve le voleur.
Mac the Knife
Voir Macheath
Macheath
Ancien héros de guerre devenu maître voleur, Macheath est le héros sombre, la figure christique grotesque de L’Opéra de quat’sous. Son nom fait allusion au meurtrier
Adaptations médiatiques
- Brecht a écrit L’Opéra de quat’sous sous forme de roman en 1934 (Dreigroschenroman, traduit par Vesey et Isherwood sous le titre A Penny for the Poor, R. Hale, 1937 ; réédité sous le titre Threepenny Novel, Grove, 1956) ; mais c’est sa pièce qui a reçu le plus d’attention. Il a révisé le scénario pour une version cinématographique de 1931 afin qu’il soit plus orienté politiquement que le scénario original de 1928. Le film allemand en noir et blanc (Die Dreigroschenoper avec sous-titres anglais), réalisé par G. W. Pabst et mettant en vedette Antonin Artaud, est disponible en vidéo auprès d’Embassy Home Entertainment.
- Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) a publié un enregistrement de 1954 de la musique de Kurt Weil pour The Threepenny Opera.
- Marc Blitzstein a fait revivre The Threepenney Opera dans les années 1950 et sa révision de la chanson “Mack the Knife” est devenue un succès mondial pour le chanteur Bobby Darrin.
- Une version cinématographique de 1989, alternativement intitulée Mack the Knife, est sortie chez Columbia. Réalisé par Menahem Golan, le film met en scène Raul Julia dans le rôle de Macheath et la star du rock Roger Daltrey (des Who) dans celui du chanteur de ballades.
Mac the Knife dans la pièce de Brecht ; il n’était qu’un criminel de la pègre et un coureur de jupons dans The Beggar’s Opera de Gay. Sa belle-mère, Mme Peachum, le traite de voleur de chevaux et de bandit de grand chemin (celui qui vole les voyageurs). Tout comme Brecht, Macheath est aussi un coureur de jupons qui entretient des liaisons simultanées avec diverses femmes ; il joue le mari attentionné de Polly tout en entretenant une liaison avec la fille de son ami Tiger, Lucy.
Macheath est la cheville ouvrière de la bande des mendiants, un criminel blasé et un esclave de ses “pulsions sexuelles”. Il semble poursuivre son style de vie avec peu d’émotion ou de regret. Il siffle nonchalamment lorsque Polly lui lit la liste des charges retenues contre lui par la police : “Vous avez tué deux commerçants, commis plus de trente cambriolages, vingt-trois hold-up, et Dieu sait combien d’incendies criminels, de tentatives de meurtre, de faux et de parjure, le tout en l’espace de dix-huit mois. À Winchester, vous avez séduit deux sœurs qui n’avaient pas l’âge du consentement.” La seule réponse de Macheath à toute cette liste d’accusations est qu’il pensait que les filles avaient vingt ans.
Son beau-père, Peachum, livre Macheath à la police pour débarrasser sa fille (ainsi que ses propres intérêts commerciaux) de lui. Aux yeux du père, Macheath n’est pas un partenaire souhaitable. Bien qu’il soit condamné à mort pour ses crimes, Macheath est dur et pratique, ordonnant brusquement à Polly de veiller à ses intérêts. Il accepte son sort comme le soldat qu’il était autrefois, bien qu’il persiste jusqu’à la dernière minute à essayer de corrompre pour sortir de prison.
Celia Peachum
Mère de Polly et épouse de Peachum, Celia assiste son mari à l’emporium en dirigeant les mendiants. Elle s’évanouit lorsqu’elle apprend que Polly a épousé Macheath car elle y voit un bon investissement qui a mal tourné : aux yeux de sa mère, Polly avait le potentiel pour être une dame de la société et aurait pu élever le statut de la famille en épousant un homme riche.
Jonathan Jeremiah Peachum
Peachum est le propriétaire de “The Beggar’s Friend, Ltd”. Il gère la mendicité à Londres comme une entreprise efficace, en équipant les mendiants, en les formant pour perfectionner leurs méthodes (notamment l’art d’escroquer les pigeons), et en leur attribuant des quartiers où travailler. Peachum, comme Fagin dans Oliver Twist de Charles Dickens, prend un pourcentage sur les gains de chaque Gang, s’enrichissant peu à peu tandis que ses employés vivent au jour le jour. Peachum a besoin de Polly dans son entreprise pour attirer les clients grâce à sa beauté. Cette exploitation des charmes de sa fille est perturbée lorsqu’elle tombe amoureuse de Macheath, épousant le voleur sans la permission de son père. Fidèle à ses habitudes cupides et impitoyables, Peachum résout le problème en vendant Macheath à la police.
Polly Peachum
Polly est la fille du roi mendiant, Jonathan Jeremiah Peachum. Elle est qualifiée par son père de “gros morceau de sensualité” – un fait qu’il exploite sans vergogne pour augmenter ses affaires. Polly épouse son amant, Macheath, lors d’une cérémonie improvisée dans une étable. Au cours de la procédure, elle apprend que Macheath a également été sexuellement actif avec Lucy.
Lorsque Lucy et Polly se rencontrent, elles s’accusent mutuellement d’avoir ruiné leurs relations respectives avec Macheath. Elles chantent un duo dans lequel elles échangent des répliques en se réprimandant mutuellement. Si Polly et Lucy sont des personnages très semblables, c’est Polly qui l’emporte dans une union soutenue avec Macheath. Bien qu’elle n’aime pas la promiscuité sexuelle de son mari, elle l’accepte comme une partie fondamentale de sa nature.
Constable Smith
Smith est le policier qui arrête Macheath, bien qu’il accepte un pot-de-vin pour laisser les menottes en place. Il propose plus tard d’aider Macheath à s’échapper contre un pot-de-vin de mille livres.
Tigre
Voir shérif Jackie Brown
THEMES
Trahison et corruption morale
Comme la “plus grande histoire jamais racontée”, celle de Jésus, le protagoniste de L’Opéra de quat’sous est trahi par un ancien intime. Mais là, la similitude s’arrête, ou plutôt, dévie vers des opposés en miroir. Macheath n’est pas un sauveur comme le Christ mais un corrupteur moral, pas un parangon de vertu mais une source de péché, pas l’archétype de l’idéal humain mais un homme vilain à l’instinct bestial. Contrairement à Jésus, il épouse la femme avec laquelle il a dormi dans une étable plutôt que de naître d’une femme chaste dans une étable. La robe de mariée et les cadeaux ne sont pas d’humbles vêtements et des offrandes rituelles, mais des biens volés.
Malgré ces oppositions à l’un des symboles de pureté les plus connus, Macheath n’est pas un personnage complètement mauvais. Il a un certain attrait, notamment pour les putains et les femmes de petite vertu. Il est galant à sa façon, en menottant les membres de son gang pour ne pas avoir fait preuve d’assez de gentillesse envers sa nouvelle épouse ; il a du courage – ou du moins du dédain pour son destin ; et il entretient une amitié loyale avec son copain de l’armée Jackie Brown. Il a un charme rogue mais sa personnalité est présentée non pas comme un modèle mais comme un avertissement contre la qualité séduisante d’une telle vie malhonnête.
Non plus, Macheath n’est pas la seule fausse idole de la pièce. Peachum a pour habitude de guider les mendiants vers de plus grands profits faussement gagnés au nom de la charité. Il exploite la générosité du public, justifiant son utilisation de fausses blessures et de membres artificiels par sa propre interprétation de l’homélie biblique “Donnez et il vous sera donné”. Peachum soutient que les gens sont blasés et qu’ils doivent être incités à la charité par des représentations toujours plus nouvelles et effroyables de la pauvreté. Pourtant, le propriétaire prend un énorme cinquante pour cent des gains de ses mendiants, trahissant l’objectif même de la mendicité par son escroquerie.
Peachum trahit également sa propre fille en faisant arrêter son nouveau mari. Les putains sont le chœur de cette pièce, et elles sont aussi corrompues que les personnages principaux. Jenny (J comme Judas), une ancienne amante de Macheath, le trahit pour une poignée d’argent, ce qui lui est refusé lorsque Macheath s’échappe. En fait, Macheath s’est échappé grâce à la trahison du gardien de prison, que le roi des voleurs a soudoyé. De plus, les prostituées savent que Macheath s’est échappé et trahissent effectivement Peachum lorsqu’elles demandent le paiement d’un travail qui n’a pas été effectué de manière satisfaisante. La liste pourrait être longue, y compris celle de Jackie Brown, qui hésite moralement entre rester loyal envers Macheath et sauver sa propre réputation et son gagne-pain. L’omniprésence de la corruption et de la trahison dans L’Opéra de quat’sous va au-delà de la critique sociale pour atteindre une sorte d’humour noir et macabre.
Art et expérience
Le but des pièces de Brecht (telles qu’elles étaient mises en scène à l’origine par l’auteur) était de créer une expérience qui forcerait les spectateurs à sortir de leurs perceptions communes du théâtre bourgeois (comme un simple moyen de divertissement). Ses pièces cherchaient à insuffler une volonté d’œuvrer pour le changement social. Ainsi, en fin de compte, les pièces de Brecht ont été conçues comme des outils de propagande morale et sociale, mais elles sont étrangement dépourvues de ce que la plupart des propagandes, par définition, portent en elles : la conception d’un paradis social utopique que la réforme sociale pourrait atteindre. Les pièces de Brecht sont largement pessimistes : elles offrent ce que le biographe Martin
TOPICS FOR FURTHER STUDY
- Comparez l’intrigue de l’Opéra de quat’sous avec celle de The Beggar’s Opera de John Gay en 1728. Macheath est plus méchant dans la version de Brecht, et Lockit (un chef de prison de Newgate dans la pièce de Gay) s’est transformé en Jackie Brown, un shérif corrompu et un vieux copain d’armée de Macheath. Considérez également les différences de langage et de mise en scène. Quelle est la signification des modifications apportées par Brecht à l’œuvre de Gay ?
- Les “effets aliénants” de la mise en scène de Brecht sont devenus monnaie courante dans le théâtre moderne. Cela diminue-t-il leur impact sur le public contemporain ? Pourquoi ou pourquoi pas ?
- Brecht était en train de devenir un marxiste engagé lorsqu’il a produit L’Opéra de quat’sous. Dans sa pièce, quelles preuves trouvez-vous de concepts marxistes tels que le matérialisme dialectique (que le changement se produit lorsque les problèmes sont résolus par le conflit), la méfiance envers le capitalisme et le désir d’une société sans classes ?
- Dans la scène finale, Brown met en scène une fin ” deus ex machina ” en accordant un pardon à Macheath à la dernière minute avant sa pendaison. De telles fins, où le héros est sauvé à la dernière minute, sont courantes dans les drames, mais on les trouve rarement dans les romans, les nouvelles ou les poèmes. Pensez à d’autres fins deus ex machina et développez une théorie de leur signification dans les œuvres théâtrales.
Esslin a choisi comme sous-titre à son livre Brecht, un “choix de maux” plutôt que le choix entre une bonne et une mauvaise façon de vivre.
Cet aspect de l’œuvre de Brecht a suscité beaucoup d’attention de la part des critiques et mérite d’être approfondi. Dans L’Opéra de quat’sous, le format de l’opéra – qui met déjà à rude épreuve le sens du réalisme du spectateur – est rendu encore plus étranger par des rappels constants de l’artifice de la pièce. Des pancartes annonçant les événements et les chansons, des apartés au public et des paroles incongrues avec l’action perturbent et souillent tout sentiment positif exprimé. Par exemple, lorsque Brown et Macheath se souviennent de leurs jours dans l’armée, la chansonnette qu’ils chantent célèbre avec cynisme le destin de tous les soldats qui seront réduits en tartare (viande hachée). Lorsque Peachum se plaint de son sort dans la vie, il chante que Dieu a enfermé l’humanité dans un piège qui est un “tas de merde”. Dans les deux cas, ce qui pourrait être un commentaire social profond est transformé en une blague de mauvais goût. Par endroits, Brecht aborde sérieusement les maux sociaux qu’il veut que son public affronte et soit poussé à changer. Mais il n’offre pas de réponses ni de plan d’action rectificatif. Plutôt que d’offrir des solutions toutes faites à des problèmes sociaux complexes, Brecht oblige le spectateur à réfléchir à ces questions et à arriver à son propre remède.
STYLE
Opéra ou comédie musicale ?
Un opéra est une pièce qui contient de la musique (instrumentale et/ou vocale) ainsi que des dialogues, et la musique est tout aussi importante pour la pièce que l’action et les paroles des personnages. Le style de chant est connu sous le nom de récitatif, ce qui signifie que les mots chantés sont légèrement modifiés par rapport au discours normal, juste assez pour les rendre mélodiques. Dans les opéras, les personnages chantent en mode récitatif pendant l’action du drame, se lançant parfois dans un chant plus définitif, pendant lequel l’action s’arrête temporairement. Ce n’est pas un véritable opéra si les répliques sont parlées au lieu d’être chantées.
Dans une comédie musicale, les acteurs ne chantent pas leurs répliques mais les disent normalement. Cependant, à certains moments de la pièce, les acteurs se mettent à chanter et à danser. L’action est ponctuée par ces interludes musicaux. Dans un opéra, les chants sont un peu plus intégrés au récitatif du reste de la pièce (la plupart du temps, l’activité vocale à l’opéra prend la forme de chants). En outre, l’art d’un opéra réside dans la virtuosité du chant des interprètes, et non dans leurs qualités d’acteurs ou de danseurs. En revanche, les chansons d’une comédie musicale, bien qu’elles puissent mettre en valeur les aptitudes musicales des acteurs et des actrices, ne sont pas la raison d’être (justification de l’existence) de la comédie musicale. La comédie musicale est un composite de chant, de danse, de musique et de théâtre dans lequel chaque élément contribue de manière égale. Dans certains cas (en particulier dans les comédies musicales cinématographiques), un interprète enregistre ou “double” le chant tandis qu’un acteur (qui peut ne pas avoir de compétences musicales mais savoir jouer la comédie) joue les parties parlées et synchronise ses lèvres avec le chant préenregistré. Cette pratique serait inouïe dans un opéra, où la performance des chanteurs est primordiale.
Suivant ces directives, L’Opéra de quat’sous n’est un opéra que de nom ; sa forme de parties vocales parlées et chantées le définit comme une comédie musicale et non un opéra traditionnel. La comédie musicale est une invention américaine du début du vingtième siècle, une excroissance naturelle du vaudeville, dans lequel des actes sans rapport entre eux de chant, de danse, de jazz, de jonglage, de mime et de cascades étaient présentés. Les comédies musicales américaines étaient un pur divertissement. La musique de jazz et le style de divertissement “cabaret” étaient extrêmement populaires en Allemagne dans les années 1920. Brecht a transformé la comédie musicale et la musique de cabaret en un instrument de satire, ce qui n’est pas sans rappeler ce que John Gay a fait avec l’opéra lorsqu’il a écrit The Beggar’s Opera en 1728.
Gay a fusionné une satire de l’opéra italien (la forme qui est le plus souvent identifiée à la définition de l’opéra) et la ballade commune qui était populaire dans les rues de Londres depuis plusieurs décennies. Son invention a donc été appelée opéra-ballade. L’opéra-ballade reprend la musique de ballades familières et leur associe de nouveaux mots, en incorporant des dizaines d’entre elles dans le tissu d’une intrigue libre. L’œuvre de Gay tourne en dérision les prétentions de la société, de l’aristocratie et de l’opéra italien. Brecht, quant à lui, entendait que sa pièce apporte un réel changement social, mais la musique extraordinaire de Kurt Weill a conduit de nombreux spectateurs à percevoir l’œuvre comme un divertissement.
Théâtre épique
Le théâtre épique (parfois appelé théâtre “ouvert”) a été l’invention unique de Brecht. Il a conçu le théâtre épique comme une expérience “dialectique” (éducative) : s’écarter de l’objectif de base du théâtre, à savoir le divertissement, pour transformer le spectateur en juge. Le drame de Brecht est conçu pour inciter le public à agir. Il tente d’y parvenir en perturbant la position passive du spectateur face à la pièce afin de générer un mode de “vision complexe”, dans lequel le spectateur suit l’action, mais réfléchit également à la construction de la pièce et à la fabrication de ses
personnages en même temps. Brecht voulait développer la conscience critique du spectateur, la partie de l’esprit observateur qui tient le drame à bout de bras et juge non pas l’action de l’histoire mais les raisons de la présentation des personnages.
Brecht contrarie la position passive habituelle du spectateur face au drame de plusieurs façons. L’une d’elles consiste en des apartés directs des interprètes au public, où le personnage sort momentanément de l’action pour s’adresser au public avec ses propres observations sur le déroulement de l’action. Par exemple, Peachum demande au public “à quoi bon” toucher aux dictons bibliques si les gens en deviennent blasés. Les chansons servent également à perturber une lecture complaisante de l’histoire, car elles amplifient ou nient les thèmes présentés par l’action. La chanson que Macheath et Polly chantent après leur mariage est un commentaire cynique cinglant qui entache toute once de romantisme dans la cérémonie de mariage du couple lorsqu’elle dit que “l’amour durera ou ne durera pas / peu importe où nous sommes.”
Bien que les idées de Brecht sur le théâtre aient eu une profonde influence sur les dramaturges ultérieurs, son effet immédiat sur le public n’a pas été aussi réussi. Les spectateurs ont parfois développé de l’empathie pour ses personnages en dépit de ses techniques “aliénantes”.Cet échec initial était dû en grande partie à la musique de Weill, que de nombreux spectateurs de théâtre trouvaient séduisante ; la musique enivrante donnait souvent aux spectateurs l’impression que les événements de la pièce étaient une fantaisie et donc éloignés de leur propre monde. Les critiques ont également pointé du doigt le comportement amusant des personnages, l’histoire d’amour – bien que tordue – entre Macheath et Polly, et la fin heureuse de Macheath comme autant de raisons pour que le public interprète à tort la pièce comme un divertissement léger.
CONTEXTE HISTORIQUE
Allemagne après la Première Guerre mondiale
Juste avant la Première Guerre mondiale, l’Allemagne, plus dramatiquement que tout autre pays d’Europe, subissait une transformation d’une économie agraire à une économie urbaine et industrielle. Une abondance de richesses, générée par une main-d’œuvre plus productive, a contribué à un sentiment croissant de puissance nationale. Ainsi, l’Allemagne a magnanimement offert une aide illimitée à l’Autriche-Hongrie lorsqu’elle est entrée en conflit avec les Balkans, dont elle tentait de s’emparer de certaines parties. De ce conflit est née la Première Guerre mondiale.
Les Allemands pensaient avoir la main d’œuvre et la supériorité technologique pour mettre rapidement fin au conflit. Ils n’ont cependant pas négocié l’implication des plus grands rivaux européens de l’Allemagne, et après trois ans de pertes amères, l’Allemagne a subi une défaite totale aux mains des forces alliées (Russie, France, Grande-Bretagne et, vers la fin de la guerre, les États-Unis).
Le leader allemand, l’empereur Guillaume II, après avoir forcé le chancelier Bismarck, plus astucieux politiquement, à démissionner, avait aggravé la politique européenne au point que l’Allemagne était confrontée à une guerre sans espoir sur deux fronts contre les pays (France et Russie) qui enjoignaient ses frontières Est et Ouest. L’arrogant sens de l’honneur avec lequel la plupart des Allemands ont initialement entrepris la bataille pour soutenir l’Autriche-Hongrie voisine a été complètement renversé lorsque les représentants de la république allemande ont été contraints de signer un traité humiliant à Versailles, en France, en 1919. Ce traité a été signé dans la même galerie des glaces du château de Versailles où l’Allemagne avait, en 1871, contraint la France à accepter un traité humiliant mettant fin à la guerre franco-prussienne.
Les exigences financières (l’Allemagne a été contrainte de payer 31 milliards de dollars de réparations de guerre), le prix émotionnel du traité de Versailles de 1919, la décimation de la population civile et militaire du pays et l’estropie de sa machine industrielle nouvellement développée ont sérieusement compromis la capacité de l’Allemagne à rembourser la dette de guerre ou à rétablir son économie jusqu’à ce que, en 1924, un homme d’affaires américain s’arrange pour que les États-Unis prêtent de l’argent à la république chancelante. Par la suite, la spirale inflationniste de l’immédiat après-guerre et le sentiment de pessimisme et d’amertume qui l’accompagne, dû à la perte de la guerre, sont rapidement suivis d’une période de croissance économique florissante et d’un hédonisme limité par un sentiment de honte omniprésent et tenace. Le déclin brutal et le rebond soudain de l’économie n’ont fait qu’exacerber les conflits de classe existants.
Pendant la participation de l’Allemagne à la guerre, Brecht avait évité la conscription pendant un certain temps, mais a finalement dû servir comme aide-soignant dans un hôpital militaire en 1916. Son expérience lui a laissé un cynisme indélébile quant à l’efficacité du combat armé. Il a trouvé du réconfort dans les idées du Manifeste communiste de 1848 de Karl Marx, comme d’autres sociaux-démocrates allemands. Ce parti politique envisageait une société sans classes comme une solution aux maux du capitalisme et aux vestiges du féodalisme inhérents au système politique allemand. Brecht, ainsi que d’autres écrivains et artistes de l’époque, ont produit des œuvres expressionnistes qui ont suscité la répulsion des pacifistes nouvellement convertis. Tout en reconnaissant l’obligation morale d’apporter des changements sociaux, ces artistes ressentent profondément les horreurs de la guerre, et ces sentiments contradictoires sont exprimés dans des œuvres dramatiques, littéraires et, peut-être le plus efficacement, dans la peinture. Les pièces de Brecht ont continué à explorer les choix déchirants auxquels l’Allemagne a été confrontée alors qu’elle avançait vers la montée du Troisième Reich (l’Allemagne d’Adolf Hitler) et sa deuxième grande défaite lors de la Seconde Guerre mondiale.
Décadence allemande
De l’hédonisme croissant qui a suivi la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale est née la culture du cabaret, une scène de boîte de nuit qui est venue personnifier la décadence allemande. Adoptant une philosophie nihiliste (selon laquelle la vie n’a finalement aucun sens), les jeunes Allemands s’adonnent à la consommation excessive d’alcool, à la fête et au sexe. Convaincus que les actions d’un individu ne font guère de différence entre un style de vie tempéré ou libertin, ils s’adonnent à tous leurs caprices. À la fois en accord avec cette philosophie et en réaction à celle-ci, une richesse artistique a surgi, notamment la musique de compositeurs comme Kurt Weill et d’écrivains comme Brecht.
COMPARE & CONTRASTE
- Années 1920 : L’Allemagne passe de l’optimisme d’avant-guerre à un état de cynisme et de violents conflits de classe en moins de dix ans. Les bouleversements politiques, économiques et sociaux plongent les Allemands dans un état de choc psychologique, comme en témoignent l’art “expressionniste noir” et les pièces de théâtre et la littérature exprimant des sentiments similaires de pessimisme et d’amertume.
Aujourd’hui : La chute en 1990 du mur de Berlin (érigé en 1961 pour défendre davantage la démarcation politique entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest après la défaite d’Hitler lors de la Seconde Guerre mondiale), marque une nouvelle ère d’unité pour l’Allemagne. - Années 1920 : Les conflits de classe exacerbés par la guerre et l’inflation galopante rendent le pays mûr pour la montée du “Troisième Reich” d’Hitler et sa promesse d’une nouvelle société.
Aujourd’hui : L’Allemagne occupe une position forte dans l’économie mondiale ainsi que le respect des autres membres des Nations unies. - Années 1920 : Le théâtre naturaliste ou réaliste prédomine dans le théâtre allemand. Brecht et d’autres se rebellent contre le naturalisme en espérant remplacer le “théâtre de l’illusion” par un théâtre de la pensée et du changement social.
Aujourd’hui : Comme le théâtre aux États-Unis, les cadres dramatiques autrefois audacieux de Brecht, les personnages s’adressant directement au public, ainsi que la mise en scène et les costumes ouverts, symboliques plutôt que réalistes, sont monnaie courante dans le théâtre allemand. Bien qu’elles ne soient plus choquantes, ces techniques sont toujours des moyens efficaces d’empêcher les spectateurs de regarder la production passivement ; les spectateurs de théâtre modernes s’attendent à ce qu’on les fasse réfléchir.
La décadence continuera d’influencer les arts allemands tout au long du XXe siècle. Le concept imprègne les œuvres littéraires d’auteurs comme Thomas Mann (Buddenbrooks, Mort à Venise) et de cinéastes comme Rainer Werner Fassbinder (Le Mariage de Maria Braun) et Werner Herzog (Aguirre, Colère de Dieu, Fitzcarraldo).
VUE D’ENSEMBLE CRITIQUE
Une étude de la réception critique des pièces de Brecht doit inclure des références à son idéologie politique et esthétique. Plus encore que pour la plupart des dramaturges, c’est la personnalité dynamique de Brecht qui a généré sa réputation. Son charisme en tant que metteur en scène et penseur a fait de lui le leader d’un groupe fidèle d’artistes et d’intellectuels.
Brecht a eu trois occasions d’établir sa notoriété dans la condition défavorable d’être du côté du mauvais parti politique. En Allemagne, avant la prise du pouvoir par les nazis, il a soutenu les démocrates socialistes ; aux États-Unis, il a activement soutenu le communisme au plus fort de l’ère McCarthy (le sénateur Joseph McCarthy dirigeait les audiences sur les activités anti-américaines destinées à déraciner le communisme de la société américaine) ; à son retour en Allemagne de l’Est, il a critiqué les communistes, embrassant à nouveau les idéaux d’une société sans classes promue par la démocratie socialiste. À travers tout cela, la forme très particulière de drame de Brecht a suscité des cercles d’intérêt de plus en plus larges, d’abord parmi l’élite intellectuelle internationale, puis, lentement et inévitablement, à un public plus large par le biais de sa profonde influence sur d’autres écrivains.
L’Opéra de quat’sous a été inauguré au théâtre Schiffbauerdamm de Munich le 28 août 1928. Il y est resté jusqu’à ce qu’Hitler l’interdise ; les premiers éloges et la notoriété de l’interdiction ont fait de Brecht un succès immédiat. Les airs sont sifflés dans la rue et un bar de l’Opéra de quat’sous ouvre à Berlin, avec des musiques exclusivement issues des œuvres de Brecht et Weill. En 1933, la pièce a été produite à l’Empire Theater de New York, où elle n’a donné que douze représentations avant de fermer. Le public américain, en dehors d’un petit groupe d’écrivains, d’artistes et de penseurs d’avant-garde, ne reconnaîtra pas le génie de Brecht avant trente ans.
Alors que L’Opéra de quat’sous était produit dans les principaux centres culturels d’Europe (avec un succès considérable), Brecht se demandait comment il pourrait survivre, et encore moins écrire. Lui et un groupe d’autres écrivains persécutés par Hitler se réunissaient fréquemment pour décider de l’endroit où aller. En 1923, ses œuvres figuraient sur la liste des ” brûlés ” nazis (Hitler ordonnait fréquemment la destruction de tous les livres qui contredisaient ou sapaient sa philosophie), et sa propre sécurité était remise en question. Il se réfugie à Vienne en 1933, puis au Danemark, où il publie des tracts antifascistes. En 1939, il est à nouveau contraint de se déplacer, cette fois en Suède, puis presque immédiatement en Finlande, d’où il obtient un passage vers les États-Unis. La Finlande devient alliée de l’Allemagne dix jours après son départ.
En 1941, après un long voyage terrestre à travers l’Union soviétique, Brecht arrive en Californie, où il est pratiquement inconnu. Il se mit à la recherche d’un marché pour son travail, formant un cercle de réfugiés allemands intellectuels. Il rencontre Eric Bentley, alors étudiant diplômé en allemand et qui deviendra plus tard un critique dramatique renommé. Bentley lui propose de traduire ses œuvres ; c’est le début d’une relation longue et productive. L’acteur Charles Laughton, lui-même assez intellectuel, a également rejoint la coterie du dramaturge, et en 1943, les œuvres de Brecht commençaient à être produites dans de petits mais importants théâtres d’avant-garde. Son travail, cependant, n’a pas été acclamé par le public et il n’a pas eu de productions à Broadway de son vivant, bien que plusieurs de ses pièces aient connu un grand succès à New York dans les années 1960.
Malheureusement pour Brecht, les États-Unis traversaient une période d’hystérie liée à la peur du communisme. La commission de la Chambre des représentants sur les activités anti-américaines a assigné Brecht à comparaître en 1947. La commission est subjuguée par le charme et l’intellectualisme de Brecht. Il affirme avoir étudié Karl Marx, mais uniquement en tant qu’étudiant en histoire, et nie catégoriquement son appartenance au parti communiste. La commission le laisse partir sans autre question. Le résultat est un petit bond en avant dans la popularité de ses pièces. En 1948, il retourne à Berlin-Est et y fonde le Berliner Ensemble, qui bénéficie du soutien de l’élite intellectuelle de Berlin-Est et du public des villes européennes où il se rend.
Dans cette troupe et dans le travail qu’il accomplit avec sa coterie de jeunes acteurs et écrivains allemands, il laisse une trace indélébile. Ayant quitté son pays en exil, il en était revenu triomphant et le resta jusqu’à sa mort en 1956. Ses disciples politiques ont poursuivi son penchant à attaquer l’establishment (aujourd’hui le régime communiste d’Allemagne de l’Est) après sa mort, tandis que ses successeurs littéraires attribuent toujours leurs innovations théâtrales aux idées qu’il a semées avec son propre travail.
CRITICISME
Carole Hamilton
Hamilton est professeur d’anglais à la Cary Academy, une école privée innovante de Cary, en Caroline du Nord. Dans cet essai, elle examine les constructions sociales des révisions apportées par Brecht à The Beggar’s Opera et comment ces révisions ont joué dans ses idéaux politiques.
Lorsqu’un écrivain révise et adapte une œuvre antérieure, comme Bertolt Brecht l’a fait avec The Beggar’s Opera (1728) de John Gay, il effectue des révisions qui sont conformes à une esthétique et une idéologie particulières. Ces changements font partie intégrante de la pensée de l’époque de l’auteur – une tentative d’intégrer l’œuvre plus ancienne dans un cadre contemporain et de lui donner un sens pour le public moderne. Par exemple, certaines adaptations de la fin du XXe siècle de l’œuvre de Shakespeare, Hamlet, mettent l’accent sur les sentiments ambigus entre Hamlet et sa mère Gertrude, ce qui indique l’acceptation par cette époque des concepts freudiens d’Œdipe (attraction sexuelle entre la mère et le fils). Une grande partie de la critique écrite sur L’Opéra de quat’sous s’est concentrée sur les modifications apportées par Brecht à la mise en scène de Gay : les apartés au public, les pancartes annonçant les événements, les chansons qui démentent l’action souvent sombre qui se déroule, et l’éclairage blanc brutal (éléments identifiés au “théâtre épique”). Cependant, Brecht a également apporté des changements mineurs mais significatifs à l’intrigue elle-même et ces changements révèlent ses penchants idéologiques.
L’Opéra du mendiant raconte l’histoire de Macheath, un petit criminel qui épouse une de ses maîtresses tout en poursuivant ses relations avec d’autres femmes. Deux des femmes de sa vie, sa femme, Polly, et son amante Lucy, se découvrent mutuellement et se disputent le droit de le réclamer. Pour se débarrasser d’une entreprise peu rentable
WHAT DO I READ NEXT?
- L’opéra comique de John Gay, The Beggar’s Opera, datant de 1728, a été le matériau de base de Brecht et offre une bonne source de comparaison. Les différences entre les deux œuvres illustrent les idéologies des auteurs qui les ont produites.
- La Métamorphose et Le Procès de Franz Kafka donnent un sens imaginatif de la futilité et de l’anxiété sans nom des années précédant la Première Guerre mondiale en Europe. Pour une perspective britannique, le poème de T. S. Eliot “The Waste Land” (1922) exprime un sentiment de vacuité spirituelle, avec une imagerie rappelant la dévastation de la Première Guerre mondiale.
- Le film Cabaret de 1972 réalisé par Bob Fosse et mettant en vedette Liza Minnelli, Joel Grey et Michael York présente une image vivante et convaincante de l’hédonisme, de la décadence et des désirs spirituels de l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale (vers 1931) dans laquelle Hitler a commencé son ascension au pouvoir.
- Brecht a eu une profonde influence sur les artistes littéraires qui lui ont succédé. Son théâtre épique a donné naissance au “théâtre de l’absurde”, qui porte son idée d’aliénation à un nouveau niveau. Dans la pièce Waiting for Godot (1952) de Samuel Beckett (que Brecht avait vue et à laquelle il avait prévu d’écrire une autre pièce en réponse juste avant sa mort), quatre personnages attendent le salut sous la forme de l’arrivée de Godot, qui n’apparaît jamais ; comme Brecht, Beckett soulève les questions de l’attente et de l’accomplissement.
- Le Balcon, pièce de 1956 de Jean Genet, est une autre pièce moderniste ; il s’agit d’une maison close qui se transforme en tribunal, en champ de bataille et en bidonville, tandis que les personnages subissent des transformations similaires.
- La fête d’anniversaire, drame de 1957 de Harold Pinter, concerne la perturbation de la vie quotidienne normale par le bizarre et examine les sanctuaires que les gens construisent pour se protéger de la réalité. L’intrigue fragmentée et illogique de Pinter amène les spectateurs à remettre en question leurs hypothèses sur la “normalité”.”
match (il avait auparavant utilisé le physique de sa fille pour attirer des clients dans son entreprise), le père de Polly dénonce Macheath à la police. Après quelques évasions, Macheath est conduit à la potence mais bénéficie d’un sursis de dernière minute (et de récompenses considérables) juste avant d’être pendu.
La secrétaire de Brecht (et l’une des propres amantes du dramaturge), Elisabeth Hauptmann, a traduit la pièce de Gay en allemand pour Brecht, qui y a ensuite ajouté ses inimitables modifications stylistiques. Il l’a transformée en “théâtre épique”, mais il a changé plus que la présentation. La version de Gay ne fait aucune référence à Jack le Couteau, ne comporte pas de scène de mariage, n’a pas de pendant au shérif Jackie Brown et ne fait qu’une minuscule référence au couronnement.
Jack le Couteau était un surnom pour le tueur en série londonien plus connu sous le nom de Jack l’Éventreur. Jack ciblait les prostituées et n’a jamais été arrêté. Les victimes étaient toutes poignardées dans un style caractéristique, avec des blessures précises et chirurgicales qui ont conduit beaucoup de gens à soupçonner que le meurtrier était un médecin ou avait une formation médicale. L’histoire de Jack le Couteau a fasciné et horrifié le monde entier. De nombreuses théories ont été proposées pour concilier ses méthodes macabres avec une constitution et un motif psychologiques. En raccourcissant le nom de Macheath en Mac et en ajoutant les mots “le couteau”, Brecht fait allusion au célèbre tueur en série et transforme le protagoniste de Gay.
Au moment où il est révisé par Brecht, Macheath de L’Opéra de quat’sous est déjà un criminel plus impitoyable que le personnage de Gay. Pourtant, l’association avec Jack l’Éventreur lui confère une telle aura de menace sombre que le Macheath de Gay pâlit en comparaison. Dans The Beggar’s Opera, Macheath est un coureur de jupons et une canaille, mais pas un meurtrier. Les deux personnages corrompent leur gardien de prison dans l’espoir de s’échapper et
“L’OPÉRA DES Mendiants questionne les lois sociales qui conduisaient les Allemands, inévitablement, à une seconde guerre mondiale.”
les deux vont galamment à la potence lorsqu’ils sont recapturés. Mais le Macheath de Brecht est cynique et blasé ; le meurtre et la mort sont des éléments inéluctables de son monde, et il a appris à faire la paix avec eux. Dans L’Opéra de quat’sous, lui et son copain de l’armée (devenu shérif), Jackie Brown, chantent une chansonnette sur l’inévitabilité de mourir sur le champ de bataille, d’être découpé en “tartare” humain par l’ennemi. Ils ont vu le pire de la guerre et ils en ont fait une blague. Mme Peachum dit de Macheath : “Voilà un homme qui a gagné ses éperons au combat / Le boucher, lui. Et tous les autres, du bétail.”
L’attitude de Macheath envers la guerre trouve ses racines dans l’expérience militaire personnelle de Brecht. Il avait effectué un service léger en tant qu’infirmier de l’armée pendant une partie de la Première Guerre mondiale, et il a écrit des poèmes sur la boucherie de la guerre. Macheath représente le côté macabre de Brecht, qui exprime son dégoût de la guerre dans des poèmes grotesques qui empestent le machisme forcé. Sa “Légende du soldat mort” raconte l’histoire d’un cadavre qui est ressuscité et réenrôlé avec des détails horribles – comme une boîte d’encens qui se balance au-dessus du cadavre en marche pour masquer son odeur putride. L’expérience de Brecht n’était en rien unique, ni extrême – les sentiments anti-guerre comme le sien étaient répandus dans toute l’Europe. Dans sa version de L’Opéra du mendiant, Brecht a transformé Macheath en un membre de la “génération perdue” de l’après-guerre, comme Brecht et ses pairs. Le dramaturge a révisé la pièce du XVIIIe siècle pour aborder l’état d’esprit dominant de son époque : engourdi et cynique.
Lorsque Macheath expose son cas nihiliste dans la “Ballade de la bonne vie” : “La souffrance ennoblit, mais elle peut déprimer / Les chemins de la gloire ne mènent qu’à la tombe”, il s’exprime au nom d’une grande majorité du public européen qui a vu la pièce pour la première fois. Cette philosophie nihiliste justifie la licence ; Macheath a une attitude “vivre pour aujourd’hui” qui ressemble beaucoup au monde décadent des cabarets de l’Allemagne des années 1920. En fait, l’éclairage, la mise en scène, les chansons et la musique évoquent tous l’atmosphère du cabaret. Il n’est pas étonnant que les premiers spectateurs de Brecht aient aimé la pièce au lieu de la reconnaître comme un avertissement à leur mode de vie bourgeois.
D’ailleurs, les liens avec la guerre et avec Jack the Knife sont faits mais ne sont pas soulignés. D’une certaine manière, Macheath est un adorable voyou dont la vocation exige parfois qu’il tue des gens, un criminel de carrière qui veut s’attribuer tout le mérite d’actes tels que l’incendie de l’hôpital pour enfants. À la fin de la pièce, il est sauvé et reçoit un poste élevé, un manoir et une pension généreuse. Il n’est pas différent de ces dirigeants qui ont réellement profité de la guerre alors que l’Allemagne dans son ensemble était dévastée ; des hommes qui ont été transformés en héros pour leur boucherie sur le champ de bataille.
Dans la version de Brecht du monde criminel londonien, Macheath épouse Polly sur scène, alors que Gay avait fait se produire cet événement hors scène. La cérémonie est transformée en une parodie de mariage traditionnel, avec sa robe de mariée, ses meubles et sa nourriture volés, le tout se déroulant dans une étable abandonnée. L’élément de l’étable rappelle Jésus-Christ, qui est né dans un cadre aussi humble. Macheath, cependant, tente de transformer ce cadre en palais, se trompant lui-même en pensant qu’il est entouré de luxe et s’irritant de tout constat d’échec.
Aucun des meubles n’est assorti, et les malfrats ont scié les pieds d’un clavecin pour l’utiliser comme table. Les anciens propriétaires sont d’innocentes victimes des cohortes de Macheath, qui ont paniqué en volant la famille et les ont tués. Polly s’écrie : “Ces pauvres gens, tout ça pour quelques bouts de meubles”. Dans une autre allusion tordue à la Bible, Brecht voit Macheam traîner des tables volées dans son sanctuaire (le Christ renversait les tables dans le temple). Dans l’Allemagne dévastée par la guerre, la vue d’objets ménagers de valeur souillés par l’incompétence de voleurs aurait été particulièrement pénible.
Jackie Brown est une autre révision intrigante mise en œuvre par Brecht. Brown, à certains égards, est encore plus méprisable que Macheath, car il n’a pas de charisme rédempteur ou de charme sexuel, et il équivoque sans cesse pour savoir s’il doit ou non dénoncer son ami Macheath. Les marées changeantes de la politique et du pouvoir allemands au cours de ces années ont dû mettre au jour de nombreuses créatures de ce genre, plus déterminées à être du côté des gagnants – à assurer leur propre survie à tout prix – qu’à maintenir leur intégrité. C’est Brown qui arrive à cheval pour annoncer les cadeaux de Macheath : un sursis, une élévation à la pairie, un château et une pension annuelle conséquente
de la part de la reine ; avec sa fibre morale douteuse, Brown est l’instrument de l’autorité et le symbole d’un système corrompu.
La dernière variation narrative par rapport à la version Gay concerne la cérémonie de couronnement. Brecht demande à Peachum de planifier une démonstration de la “misère humaine” pour coïncider avec les procédures royales. John Gay n’aurait pas imaginé qu’un personnage de sa pièce puisse organiser une telle manifestation – le XVIIIe siècle ne connaissait pas ce phénomène. Mais les manifestations organisées par les partis politiques étaient monnaie courante dans l’Allemagne du XXe siècle. Au fur et à mesure que les factions du parti travailliste évoluaient et se disputaient, des marches et des rassemblements étaient organisés pour recueillir des soutiens. Un groupe de mendiants organisant une manifestation burlesque un événement courant dans l’Allemagne de l’après-guerre, avec son conflit permanent entre la démocratie socialiste (qui allait devenir le fascisme) et le communisme. Le commentaire de Brecht sur ce phénomène semble être que les rassemblements politiques ne sont pas plus efficaces qu’un défilé de “misère humaine” mis en place par les misérables eux-mêmes.
Brecht a été accusé de ne pas prendre de position politique dans cette pièce. Robert Brustein, dans son ouvrage The Theatre of Revolt, a trouvé dans L’Opéra de quat’sous un complexe d’ambiguïtés qui ne sont jamais résolues. Le deus ex machina (” Dieu de la machine “) lui semble particulièrement obscur : “Avec toute la pièce inversée, et le monde entier vu de dessous, même les affirmations positives de Brecht semblent sortir à l’envers.” Pourtant, les dernières lignes laissent littéralement entrevoir une solution ironique ou sarcastique : épargner l’injustice de la persécution. Brown épargne l’injuste Macheath de la persécution en arrivant à cheval pour lui accorder un sursis, et va un peu plus loin en ennoblissant et en enrichissant le criminel.
Brecht dit que l’acte de Brown, sanctionné par la plus haute autorité du pays (la reine) n’a pas moins de sens que de permettre que toute injustice soit tolérée. Son commentaire ironique, ainsi que les innovations théâtrales du “théâtre épique” sont conçus pour inciter le spectateur à réfléchir ; Brecht a dit qu’il “éveille sa capacité d’action, le force à prendre des décisions.” Brecht croyait que les humains s’adaptaient aux cadres sociaux dans lesquels ils vivaient, que “l’être social détermine la pensée.” Il a donc adapté la pièce de Gay du XVIIIe siècle pour mieux dépeindre le milieu social qu’il questionnait. Il a situé la pièce à Londres pour offrir une distance de réflexion confortable, afin d’éviter la politisation de la réponse de son public allemand. Il voulait faire appel au côté rationnel de ses spectateurs (et non à leur réponse empathique) afin qu’ils puissent se remettre en question et revoir leur société.
Les éléments sociaux que Brecht insère dans la pièce – un criminel impitoyable (et possiblement un tueur en série), un mariage de voleurs, un sursis injuste – se concentrent sur les défauts sociaux mêmes qu’il exhortait ses spectateurs à corriger. Brecht a expliqué pourquoi il a inclus certaines structures sociales : “Le théâtre épique s’intéresse principalement aux attitudes que les gens adoptent les uns envers les autres, partout où elles sont significatives (typiques) du point de vue socio-historique. Il élabore des scènes où les gens adoptent des attitudes telles que les lois sociales sous lesquelles ils agissent apparaissent au grand jour.” L’Opéra de quat’sous remet en question les lois sociales qui conduisaient les Allemands, inévitablement, à une seconde guerre mondiale.
Source : Carole Hamilton pour Drama for Students, Gale, 1998.
Bernard F. Dukore
Dukore signale plusieurs références bibliques dans L’Opéra de quat’sous, citant à la fois des allusions évidentes et celles qui sont enveloppées dans un langage métaphorique. Parmi ces dernières, Dukore affirme qu’il existe de nombreux exemples qui comparent le personnage de Macheath à Jésus-Christ.
Plusieurs critiques ont cité la déclaration de Brecht selon laquelle l’œuvre qui l’a le plus impressionné était la Bible. Bien que Martin Esslin discute de la qualité biblique de la langue de Brecht, et bien que Von Thomas O. Brandt cite un certain nombre de citations bibliques dans les pièces de Brecht (sans toutefois identifier leurs sources exactes), l’utilisation de la Bible par Brecht n’a, pour autant que j’aie pu le découvrir, fait l’objet que d’une attention superficielle. Dans cet article, je voudrais examiner les références bibliques dans L’Opéra de quat’sous.
Brandt fait référence au “Bibelcollage” de L’Opéra de quat’sous ; son terme est exact. Après le prologue, la pièce commence par le Peachum, porteur de la Bible, qui chante un Morning Hymn et se termine par un choral qui a une ressemblance lancinante avec les chorals de Pâques allemands. On y trouve non seulement des références bibliques générales comme le Jugement dernier (le chant d’ouverture de Peachum, 1, 1) et la grâce divine (le final du premier acte), mais aussi de nombreuses références spécifiques. Par exemple, Peachum (finale du premier acte) chante qu’il est souhaitable de “recevoir du pain à manger et non une pierre”, en se référant à Matthieu, 7:9 (“Ou quel est l’homme parmi vous qui, si son fils demande du pain, lui donnera une pierre ?”). En I,1, on trouve des citations directes telles que “Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir” (Actes, 20:35) et “Donnez et il vous sera donné” (Luc, 6:38). Et le célèbre “où tu vas, j’irai” de Ruth, 1, 16 est mentionné trois fois : par M. et Mme Peachum dans leur chanson en I, 1 ; par Polly lorsqu’elle introduit le duo avec Macheath à la fin de I, 2 ; et par Polly lorsqu’elle raconte à ses parents l’amitié entre Macheath et Tiger Brown en 1, 3.
Cependant, les principales références bibliques sont celles qui relient Macheath à Jésus. Martin Esslin a attiré l’attention sur la parodie biblique dans l’Opéra de quat’sous, citant la trahison de Macheath un jeudi. Ce n’est pas le seul point de ressemblance. Comme Jésus, Macheath peut être qualifié de “glouton, buveur de vin, ami des publicains et des pécheurs” (Luc, 7, 34). Très tôt dans la pièce (I, 1), un lien entre eux est établi de manière oblique. Lorsque Mme Peachum apprend que l’homme qui a fait la cour à Polly, et que celle-ci a l’intention d’épouser, est Macheath, elle s’exclame, dans un double sens dont elle ne réalise pas la signification : ” Pour l’amour de Dieu ! Mackie le Couteau ! Jésus ! Viens, Seigneur Jésus, reste avec nous !” Dans la scène du mariage aussi (I, 2), il y a une allusion à ce lien. Le début de la “nouvelle vie”, comme Polly l’appelle, entre elle et Macheath, a lieu dans une étable. Dès qu’ils entrent, il lui ordonne de s’asseoir sur la crèche (“Krippe”, qui peut être traduit non seulement par “berceau” mais aussi par “mangeoire”). Puis la bande de Macheath apporte des cadeaux – des cadeaux volés, certes, mais des cadeaux tout de même.
Mais les parallèles les plus significatifs, ainsi que les plus étendus, concernent la Crucifixion. Comme Jésus, Macheath est trahi un jeudi. Et il est trahi par les siens, par son peuple : Jenny et Brown. La trahison de Jenny est explicitement liée à celle de Judas : “Une femme Judas a l’argent dans sa main”, chante Mme Peachum dans III,1. Peachum ressemble à Caïphe, car au moment où l’entreprise de Peachum risque d’être reprise par Macheath (“He’d have us in his clutches. Je sais qu’il le ferait ! Croyez-vous que votre fille serait plus douée que vous pour se taire au lit ? ” dit Peachum en I,1), de même l’entreprise de Caïphe risque d’être supplantée par celle de Jésus, et Peachum engage Jenny pour trahir Macheath, comme Caïphe a payé Judas pour trahir Jésus. En outre, on peut en déduire que Tiger Brown joue le rôle de Peter, car il renie en fait son amitié avec Macheath. Ceci est rendu explicite lorsque Macheath est amené en prison dans II,3:
BROWN (après une longue pause, sous le regard craintif de son ancien ami). Mac, je ne l’ai pas fait. . . J’ai fait tout ce que j’ai pu. Ne me regarde pas comme ça, Mac. . . Je ne peux pas le supporter. . . Ton silence est trop terrible. Ne le tire pas avec cette corde, espèce de porc ! Dis quelque chose, Mac. Dis quelque chose à ton vieil ami… . Dis-lui un mot dans son noir… (Il ne pense pas que je vaille la peine de dire un mot. (Sortie.)
MACHEATH. Ce misérable Brown. Cette mauvaise conscience incarnée. Et une telle créature est nommée commissaire de police. Heureusement que je ne l’ai pas engueulé. J’ai d’abord pensé à faire quelque chose de ce genre. Mais ensuite j’ai pensé qu’un bon regard perçant et punitif lui donnerait des frissons dans le dos. L’idée a fait mouche. Je l’ai regardé et il a pleuré amèrement. C’est un truc que je tiens de la Bible.
Le passage biblique auquel Macheath se réfère dans la dernière phrase est peut-être Luc, 22:61-62.
Et le Seigneur se retourna, et regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole du Seigneur, comment il lui avait dit : Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois.
Et Pierre sortit, et pleura amèrement.
La demande de Brown d’un mot pour ses ténèbres (état ? lieu ? il ne complète pas la phrase) rappelle un certain nombre de passages bibliques dans lesquels une parole pieuse éclaire les ténèbres. Il y a le célèbre
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu.
. .
En lui était la vie ; et la vie était la lumière des hommes.
Et la lumière brille dans les ténèbres ; et les ténèbres ne la comprennent pas.
Il y a aussi, par exemple, “Christ te donnera la lumière” (Ephésiens, 5:14), et on parle de la prophétie de Jésus “comme . . une lumière qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour se lève, et que l’étoile du jour se lève dans vos cœurs” (2 Pierre, 1:19).
En outre, Macheath, comme Jésus, doit être exécuté un vendredi. L’heure précise est fixée : il doit être pendu à six heures (III,3). C’est à cette heure que survient une obscurité sur toute la terre qui dure jusqu’à la neuvième heure, moment où Jésus cite le début du vingt-deuxième psaume : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” Le cri de Macheath au moment où il est sur le point d’être tué (III, 3) – “Prends garde de ne pas tomber aussi bas que lui !” – rappelle “Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi” (Jean, 15:20). Enfin, il existe un parallèle biblique aux circonstances dans lesquelles Macheath est libéré. Matthieu nous dit (27:15) que pendant la fête de la Pâque, “le gouverneur avait l’habitude de relâcher au peuple un prisonnier qu’il voulait”. Macheath est gracié par la reine parce que c’est le jour du couronnement.
“IL N’Y A PAS DE REMBOURSEMENT VICARIUS, BRECHT IMPLIQUE. MACHEATH NE SAUVE PAS L’HUMANITÉ PAR SA MORT ; IL N’ACHÈTE PAS LA RÉDEMPTION AVEC SON SANG. La rédemption – la rédemption sociale – reste à atteindre, vraisemblablement par le public.”
Dans l’Opéra de quat’sous, nous avons une relecture satirique de la Crucifixion d’une manière qui est en harmonie avec d’autres poussées satiriques dans cette pièce. Brecht met en scène de nombreux éléments familiers. Mais il les présente sous un angle de vue inhabituel (les faisant ainsi paraître étranges – les “aliénant”, pour ainsi dire) et, ce faisant, les remet en question. Par exemple, la bande de Macheath vole des meubles de valeur et les apporte dans une étable vide (I, 2). Brecht aurait pu demander à la bande de s’introduire dans un manoir inoccupé pour la cérémonie de mariage. Cependant, en faisant des meubles des biens volés, Brecht remet en question la manière dont leurs propriétaires “légitimes” les ont acquis. De même, en présentant les prostituées comme n’ayant rien à voir avec la bourgeoisie respectable – les indications scéniques au début de II, 2 sont les suivantes : Un bordel à Wapping. Un début de soirée ordinaire. Les filles, pour la plupart en sous-vêtements, repassent, jouent aux dames, se lavent ; une idylle bourgeoise paisible… Il souligne implicitement la prostitution qui sous-tend les activités commerciales et domestiques de la bourgeoisie. Et en faisant confier à Polly par l’escroc Macheath que ce n’est qu’une question de semaines avant qu’il ne se consacre exclusivement à la banque (II, 1), il remet en question la moralité du commerce légal de la banque. Parfois, cette pratique consistant à jeter un regard critique sur les valeurs et les attitudes traditionnelles est explicite, comme lorsque Macheath demande (III, 3) : “Qu’est-ce qu’un piquet par rapport à une action de banque ? Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque par rapport à la fondation d’une banque ? Qu’est-ce que le meurtre d’un homme par rapport à l’emploi d’un homme ?”
Relier l’histoire de Macheath à l’histoire de Jésus permet à Brecht d’utiliser chacune d’elles pour commenter l’autre. Les actions des hommes sous le capitalisme, semble dire Brecht, sont des renversements directs des actions préconisées par Jésus. Nous voudrions tous être bons, chante Peachum dans le final du premier acte, mais les circonstances (vraisemblablement économiques) nous en empêchent. Au III,1, il chante que l’homme n’est pas assez méchant pour le monde (vraisemblablement capitaliste) dans lequel nous vivons. Et à la fin de la pièce (III, 3), il nous rappelle que si vous donnez un coup de pied à un homme, il ne tendra pas l’autre joue mais vous rendra votre coup. L’immoral Macheath est donc un dieu plus approprié que l’humain Jésus, car si nous respectons pour la forme le code de conduite de Jésus, nous suivons en fait les actions et souscrivons au code de conduite de Macheath. En outre, il y a l’implication que Brecht se moque du concept de salut par la grâce divine. En faisant de sa figure christique une canaille, il tourne en dérision le christianisme. Je pense que Brecht voudrait que nous en déduisions que la régénération sociale doit précéder la régénération individuelle, religieuse.
Cependant, Brecht n’est pas simpliste. Le parallèle biblique ne fait pas de cette pièce un simple document antireligieux. Il y a une différence essentielle entre Macheath et Jésus : Macheath est libéré, pas exécuté. Certains aspects de l’histoire de Macheath peuvent être parallèles à celle de Jésus, mais le destin de Macheath est – comme il se doit – le destin de Barrabas.
Le couteau de Macheath, pour ainsi dire, coupe dans les deux sens. La moquerie de Brecht à l’égard de la religion n’est pas une condamnation générale des idéaux religieux. Il peut mettre en doute certains concepts bibliques, mais il en défend d’autres. De même que son Verfremdungseffekt ne bannit pas complètement l’émotion mais y ajoute la réflexion et le détachement, de même son découpage de la Bible ne bannit pas complètement la Bible. La vision de Brecht me semble être essentiellement une vision chrétienne : il aimerait un monde dans lequel l’homme pourrait être bon envers son prochain, et dans lequel la survie ne nécessiterait pas – comme ses personnages le déclarent dans le final du deuxième acte – de tricher, d’exploiter et d’oublier son humanité. Cependant, un tel monde n’est pas facile à trouver. Lorsque Brecht nous dit, juste avant l’arrivée du messager monté à la fin de la pièce, que “dans toute la chrétienté, rien n’est accordé gratuitement à quiconque”, il ne fait pas un commentaire cyniquement anti-scripturaire, mais en fait l’inverse, car la Bible offre de nombreuses déclarations concernant l’économie de la rédemption, par exemple, “Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis surveillants, pour paître l’Église de Dieu, qu’il s’est acquise par son propre sang” (Actes, 20:28) et “Et presque tout est purifié par la loi avec du sang, et sans effusion de sang il n’y a pas de rémission” (Hébreux, 9:22). Il n’y a pas de rédemption par procuration, sous-entend Brecht. Macheath ne sauve pas l’humanité par sa mort ; il n’achète pas la rédemption avec son sang. Le salut – le salut social – reste à réaliser, vraisemblablement par le public.
Source : Bernard F. Dukore, “The Averted Crucifixion of Macheath,” in Drama Survey, Volume 4, no. 1, Spring, 1965, pp. 51-56.
Harold Clurman
Dans cette brève critique, Clurman trouve dans L’Opéra de quat’sous un attrait que les spectateurs peuvent retracer à des événements historiques tels que la Grande Dépression ainsi que des thèmes plus personnels tels que le regret et la perte.
L’Opéra de quat’sous de Kurt Weill et Bert Brecht est un chef-d’œuvre ; dans sa production actuelle au Théâtre de Lys, il a bien failli manquer le feu. Tel est le paradoxe du théâtre : la présentation fait presque autant partie d’une pièce que le matériau lui-même.
L’Opéra de quat’sous, appelé ainsi parce qu’il est si bizarrement conçu qu’il pourrait être le rêve d’un mendiant et si bon marché qu’il pourrait répondre au budget d’un mendiant, résume toute une époque et évoque un état d’esprit particulier. L’époque n’est pas seulement le Berlin des années 1919-1928 ; c’est toute époque dans laquelle une scélératesse effrayante combinée à de violents contrastes de prospérité et de pauvreté façonne le ton dominant de la société. L’état d’esprit est celui d’une impuissance sociale si proche du désespoir qu’elle s’exprime par une sorte de moquerie blasée qui mêle le grognement aux larmes. Telle était en quelque sorte l’Angleterre de L’Opéra des mendiants (1728) de John Gay, dont est issu le “livre” de Brecht, et certainement l’Allemagne qui a précédé Hitler. Il n’est pas étonnant que l’une de ces périodes ait produit Hogarth et l’autre George Grosz.
Nous ne vivons pas à une telle époque – bien que les personnes qui se souviennent des jours de dépression entre 1930 et 1935 apprécieront plus facilement l’ambiance de L’Opéra de quat’sous – mais elle rend cette ambiance irrésistiblement présente et, étrangement, nous incite à la prendre dans notre cœur avec une sorte d’affection douloureuse. Malgré le sens aigu de l’époque qui l’imprègne, l’Opéra de quat’sous possède une qualité universelle. Il suscite un amer sentiment de regret de vivre si chichement par rapport à nos rêves et aussi une sorte d’attachement masochiste à nos blessures, comme si elles étaient tout ce que nous avons à montrer comme preuve de nos rêves.
Cet effet est obtenu grâce aux brillants textes de Brecht rendus avec une remarquable perspicacité intuitive et une habileté pleine d’esprit dans l’adaptation de Marc Blitzstein – et grâce à la seule partition que Weill ait composée et qui le place au niveau d’un Offenbach. Quel mordant et quel piquant, quelle ironie insidieuse, dans les élans nets des vers de Brecht ; quelle économie et quelle légèreté dans les chansons et l’orchestration de Weill ! Comme il est poignant le lyrisme souillé de cette œuvre avec son bathos moqueur, son romantisme de bas étage, sa nostalgie gentiment empoisonnée, son blasphème musical et ses allusions soudaines à la grandeur, à la piété et à une possible grandeur ! Voici, en termes contemporains et avec une étrange intemporalité, la séduction ambiguë et corrompue d’un demi-monde submergé, semblable à celle que François Villon a chantée il y a longtemps.
Comme il est décevant, alors, de voir une œuvre aussi unique – acclamée pratiquement partout depuis sa création en 1928 – réduite à un événement mineur par une exécution aussi mal préparée que celle à laquelle nous assistons maintenant ! À l’exception de Lotte Lenya, qui a joué dans la production originale, la distribution va de l’amateurisme à l’adéquation. La putain insinuante et nasillarde de Lenya est superbe pour son incisivité et ses insinuations à triple sens. Mais la faute n’est pas celle des acteurs – dont la plupart pourraient faire beaucoup mieux – mais celle du metteur en scène. Tout semble laborieux et maladroit au lieu d’être vif et brillant. Le miracle est que la supériorité inhérente du matériau survit à tous les aléas.
Source : Harold Clurman, “The Threepenny Opera”, dans son Lies like Truth : Theatre Reviews and Essays, Macmillan, 1958, pp. 113-15.
SOURCES
Bartram, Graham, et Anthony Waine. Brecht in Perspective, Longman, 1982.
Bentley, Eric. The Brecht Commentaries, Grove, 1981.
Cook, Bruce. Brecht en exil, Holt, 1983.
Esslin, Martin. Brecht : The Man and His Work, Anchor Books, 1960.
Esslin, Martin. Bertold Brecht, Columbia University Press, 1969.
“L’OPERA THREEPENNY DE KURT WEILL ET BERT BRECHT EST UN MASTERPIECE.”
Gray, Robert D. Brecht the Dramatist, Cambridge University Press, 1976.
Willett, John. Brecht dans son contexte : Comparative Approaches, Methuen, 1984.
Williams, Raymond. Drama from Ibsen to Brecht, Hogarth Press, 1987.
Witt, Hubert. Brecht : As They Knew Him, International, 1974.
Lectures complémentaires
Bentley, Eric. The Brecht Memoir, PAJ Publications, 1985.
Bentley a été le premier traducteur anglais de Brecht. Dans ce livre, il relate ses expériences de travail avec le dramaturge paradoxal, concluant généralement que malgré les bizarreries et les défauts personnels de Brecht, il était un génie.
Brustein, Robert. Le Théâtre de la Révolte : An Approach to Modem Drama, Little, Brown, 1962.
Brustein présente la thèse selon laquelle le théâtre moderne consiste en une rébellion contre la norme classique dans laquelle les pièces soutiennent un sentiment de communauté ou de communion. En revanche, le théâtre de la révolte ne cherche pas à renforcer les valeurs communautaires mais à les remettre en question et à les renverser.
Esslin, Martin. Brecht : A Choice of Evils, Methuen, 1985.
Esslin a écrit trois traitements majeurs de Brecht. Celui-ci explique les dualités de ses pièces et de sa nature, soulignant que Brecht n’a pas présenté d’utopie transcendante mais a exposé le mal des deux côtés des questions politiques et sociales.