Tableau d’autel d’Isenheim : Une crucifixion pas comme les autres

Il existe des personnages réels et fictifs ancrés dans notre inconscient collectif. Leur présence récurrente dans l’histoire de l’art illustre bien plus que nos fascinations, nos modes ou nos préoccupations. Leur étude permet également de comprendre les sociétés passées et présentes – leurs problèmes, leurs traditions et le contexte historique.

Tableau d’autel d’Isenheim. Matthias Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden, Colmar © Musée Unterlinden, Colmar.

L’image du Christ

Le personnage central aujourd’hui est une image familière. La plupart des gens, munis d’une feuille de papier et d’un crayon, seraient capables de dessiner les grandes lignes qui le composent : ses traits, ses attributs, et peut-être même son martyre.

Jésus est souvent représenté dans tous ses états, de la vie à la mort, sans oublier la résurrection. Les œuvres qui le représentent nous amènent à réfléchir sur la nature humaine ; elles inspirent la dévotion et la méditation. Parfois, la contemplation de son martyre peut même offrir un réconfort aux croyants en quête d’un écho à leurs souffrances.

Il existe une œuvre particulière qui répond à cet écho et qui a toujours retenu mon attention : le Retable d’Isenheim. Peint entre 1512-1516 et attribué à Matthias Grünewald, il se trouve aujourd’hui au musée Unterlinden de Colmar.

Tableau d'autel d'Isenheim
Tableau d’autel d’Isenheim. Matthias Grünewald, 1512-1516. Détail. Musée Unterlinden, Colmar © Musée Unterlinden, Colmar.

Beaucoup connaissent le Christ ayant un visage serein, paisible et résolu devant son destin, mais ce que Grünewald nous propose ici va bien au-delà de la simple illustration de ses stigmates. Il invite le spectateur à un voyage hallucinatoire dans les dernières heures cauchemardesques de ce célèbre martyr. Dans cette crucifixion, il dépeint l’horreur de cet événement en esthétisant l’insoutenable. Grünewald réussit à rendre sublime une violence rarement observée dans l’art.

Tableau d’autel d’Isenheim. Matthias Grünewald, 1512-1516. Détail. Musée Unterlinden, Colmar © Musée Unterlinden, Colmar.

Quelle est la motivation qui pousse un artiste à créer une telle œuvre ? Que nous apprend-elle sur l’histoire de ses commanditaires ? Qui était ce “sauvage de génie”, comme l’appelait Joris-Karl Huysmans ?

Profitant de l’invitation du musée à assister à cette restauration, j’en ai profité pour interviewer la directrice du musée Unterlinden de Colmar, Pantxika De Paepe, et le restaurateur en chef, Anthony Pontabry.

Interview de Pantxika De Paepe

Pouvez-vous nous en dire plus sur les mécènes de ce retable ?

Le retable d’Isenheim a été commandé pour la commanderie des Antonins, probablement au début des années 1510. Cet ordre, officialisé en 1247, était destiné à accueillir les pèlerins venant prier saint Antoine l’Ermite pour éviter de contracter “le mal des ardents” ou “maladie de saint Antoine”, répandu à l’époque.

Cette représentation poignante dépasse la simple représentation des stigmates connus du Christ. Aurait-elle un rapport avec la maladie, le “feu des ardents ?”

En effet, les patients viennent aussi pour se faire soigner (Saint Antoine avait le pouvoir de donner la maladie mais aussi de la guérir). Ce tableau est aussi là pour représenter les stigmates du feu des ardents. Les patients se sentaient brûlés de l’intérieur à cause de l’empoisonnement à l’ergot de seigle, ce qui entraînait de violents maux de tête allant jusqu’à l’hallucination, et une nécrose progressive des extrémités du corps.

Pouvez-vous nous expliquer comment les Antonins procédaient pour traiter ces patients ?

Une fois acceptés à Isenheim, les patients se rendaient au cœur de l’église, au pied du retable. Ils recevaient le Saint Vintage, composé de reliques macérées dans du vin avec des plantes aux propriétés calmantes. Tout ce cérémonial donnait à cette œuvre un caractère médicinal. La contemplation du Christ apportait un réconfort, une forme d’écho aux malades en leur permettant d’envisager une guérison ou de trouver la paix dans l’autre monde.

Dans l’un des panneaux du retable, nous voyons l’attaque de saint Antoine par des démons et autres monstres. On retrouve également ce genre de créatures fantastiques dans l’œuvre de Hieronymus Bosch. Ce bestiaire est-il spécifique à cette région de l’Occident ?

La représentation du sujet de l’attaque de saint Antoine plaisait à certains artistes car ils pouvaient “se lâcher”. La plupart des écritures ont des descriptions et des histoires établies. Dans le cas de l’attaque de saint Antoine, les artistes pouvaient explorer leur imagination. Un peu comme dans les représentations de l’apocalypse, cela leur permettait de sortir du carcan de commandes souvent restrictives.

Attaque de saint Antoine par les démons. Retable d’Isenheim. Matthias Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden, Colmar © Musée Unterlinden, Colmar.
Selon vous, comment une telle œuvre a-t-elle pu avoir un fort impact à l’époque de sa création et réussir encore aujourd’hui à réveiller les passions ? Y a-t-il une forme de voyeurisme morbide, un peu comme un nouveau type de tourisme moderne ?

Prenez le temps cet après-midi de vous asseoir dans un coin et d’observer les personnes qui contemplent cette œuvre, et vous verrez que quelle que soit la provenance du public, la fascination est la même. Certains viennent pour réfléchir, d’autres pour frémir. De Bacon à Picasso en passant par certains opéras, cette œuvre fascine. Le voyeurisme ne s’enracine pas aussi profondément que la mode. Ce qui se passe avec Grünewald, et ce chef-d’œuvre en particulier, est beaucoup plus profond. Comme le disait Rilke, “la beauté n’est que le début du terrible.”

Interview d’Anthony Pontabry

Pouvez-vous nous parler un peu de l’histoire de cette restauration ?

Ce projet est né initialement en 2003, à l’origine pour restaurer l’œuvre en parallèle de l’agrandissement du musée. Le nettoyage a commencé avec une autre équipe, mais ils ont suspendu la restauration en 2011.

En 2013, après de nouveaux tests sur l’œuvre, un appel à une consultation pour réaliser une étude de faisabilité sur l’ensemble du retable a été mis en place. Il fallait également proposer une nouvelle installation du retable, qui était alors présenté sur un autel entouré de barrières de verre, difficiles à démonter en cas de danger. Répondant à l’offre, nous avons remporté le chantier, et une équipe de 19 spécialistes a été constituée. Après quelques mois de recherche, nous avons réalisé une étude en 2014.

Un peu comme la Joconde, j’imagine que le retable d’Isenheim est une œuvre majeure qui génère un pourcentage important de visiteurs au musée Unterlinden. Sachant cela, pouvez-vous nous dire comment s’organise une telle restauration ?

Comme la plupart des revenus du musée proviennent du retable, la décision a été prise de ne pas le déplacer, et de restaurer les panneaux en présence du public, protégés derrière des fenêtres. Pour que les visiteurs puissent suivre cet événement, nous laissons des périodes où les panneaux sont libres de toute intervention, ce qui nous fait travailler tous les trois mois.

Cela nous donne le luxe de pouvoir organiser les interventions dans les meilleures conditions.

Dans la carrière d’un restaurateur, que signifie travailler sur ce type de chef-d’œuvre ? Aviez-vous une relation particulière avec cette œuvre avant la restauration ?

Etant à la fin de ma carrière, cette restauration représente le point culminant, avec peut-être un ou deux autres projets que j’ai fait dans ma vie.

Pour moi, c’est incroyable, et pour les jeunes restaurateurs, c’est quelque chose d’assez spectaculaire. C’est une œuvre que j’avais vue en 1980 et qui m’avait totalement émerveillé par sa beauté, mais je ne pensais pas à la restauration à ce moment-là. C’est plus tard que je me suis dit que c’était un chef-d’œuvre absolu et que j’aimerais bien mettre la main dessus.

Quand on prend une telle œuvre entre ses mains, il doit y avoir un certain niveau d’appréhension ou de peur. Comment avez-vous appréhendé ce projet unique, surtout sous les yeux d’un public attentif ?

L’équipe d’experts que nous avons réunie signifie que nous n’avons pas peur. Pas peur, mais cela signifie qu’il y a des précautions infinies qui sont prises dans le nettoyage que nous faisons, etc. Un point important est que le nettoyage a été facilité par l’état extraordinaire du panneau. Ceci est dû aux charpentiers de l’époque qui ont créé une structure conçue pour que le tableau ne “bouge” jamais, malgré tous les transports dus aux guerres régionales et mondiales qui se sont succédé. A tel point qu’on aurait pu le laisser aussi dans son état d’origine.

Nous savons peu de choses sur la vie de Grünewald. Cette restauration vous a-t-elle permis de découvrir de nouveaux éléments sur sa vie ou son œuvre ?

L’enlèvement de ces vernis nous fait redécouvrir un travail exceptionnel et des détails qui avaient disparu, comme les reflets jaunes de l’ange dans le Concert des anges. Ce détail particulier était évident sur ses pommettes et ses sourcils et même sa robe qui se termine par des lumières jaunes soulignées à nouveau. De même, de petits personnages que l’on ne voyait plus à l’arrière-plan.

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Restauration du retable par Monsieur Pontabry © Musée Unterlinden, Colmar.

Je me demande parfois ce qui peut se passer dans l’esprit d’un artiste pour arriver à une création aussi hallucinante – la même question que l’on peut se poser pour Jérôme Bosch. Si vous regardez ce drapé, la restauration a mis en évidence 7 à 8 couleurs différentes sur le même drapé, du jaune à l’orange, puis au rouge, et enfin au violet et au bleu dans l’ombre. Puis vient le violet, le bleu, le rouge et enfin, il y a ce blanc éclatant.

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Le concert des anges. Retable d’Isenheim. Matthias Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden, Colmar © Musée Unterlinden, Colmar.

En termes de perfection de la réalisation des monstres, je n’avais jamais rien vu de tel. Une chose s’est confirmée pour moi : Grünewald est le maître de la lumière et de la couleur.

Selon vous, comment une telle œuvre a-t-elle pu avoir un fort impact au moment de sa création et réussir à réveiller les passions aujourd’hui encore ?

À mon avis, à l’époque, elle ne touchait que les malades qui allaient la voir. Puis l’œuvre a complètement disparu dans l’obscurité, quand on considère son exposition jusqu’au début des années 1900. Elle n’avait même pas été montée en retable, les panneaux et les sculptures étant séparés.

Aujourd’hui, c’est son côté plutôt mystique et énigmatique qui m’interpelle. Quand je vois le public regarder cette œuvre, il reste très longtemps à la contempler sans vaciller, comme s’il y voyait autre chose. C’est un chef-d’œuvre aux multiples facettes, entre scènes de sérénité et crucifixion violente. Je crois que c’est ce qui me plaît tant aussi.

***

L’art et la peinture apportent la liberté que nous ne trouvons que peu dans nos échanges, et davantage dans nos silences. La liberté de contempler et d’aimer l’interdit ; la liberté d’apprécier l’étrange, l’inconnu, le laid, le nu, la vie et la mort sous une forme nouvelle sans jamais avoir à se justifier – c’est ainsi. L’art nous offre la possibilité de l’exaltation devant l’insupportable, la superbe douleur – la lumière qui ne peut vivre sans sa part d’ombre.

Une telle souffrance dans notre vie quotidienne nous dégoûterait, nous gênerait, nous choquerait ; peut-être même certains fermeraient-ils les yeux. Pour cette œuvre d’art, cependant, des gens voyagent du monde entier pour la contempler et la photographier.

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