Une question de mal

En ces temps étranges et troublés, une question que nous ne considérons pas souvent montre ses dents étincelantes. Cette question porte sur l’origine et la nature du mal. Plus le monde se défait rapidement, plus les forces de la haine, de la méchanceté et de la rage rugissent, plus nous sommes confrontés à cette grande et terrible question : comment les êtres humains commettent-ils des actes de mal ? Les gens sont-ils irrémédiablement mauvais ? Qu’est-ce qui pousse des sociétés entières vers l’horreur véritable et durable ?

C’est drôle. Quand on y pense, pour cette préoccupation la plus profonde, les êtres humains n’ont trouvé qu’une toute petite poignée d’explications. Peut-être n’y avons-nous pas réfléchi assez fort, ou assez bien – mais j’y reviendrai. Jusqu’à présent, il y a trois explications du mal, pour être précis. Les gens naissent mauvais. Les gens sont rendus mauvais. Ou bien le mal est dans l’œil de celui qui regarde, ce qui revient à dire qu’il n’existe pas du tout.

Envisageons-les une par une – car ce qui est le plus étrange, c’est que plus ces idées semblent sûres et simples, plus elles se retournent terriblement et ironiquement contre elles.

Les gens naissent-ils mauvais ? C’est l’idée fondamentale à l’intérieur de tous les fascismes. Certaines personnes sont nobles, pures et dignes – et elles sont nées ainsi. Leur bonté est dans leur sang, qui ne coule que par la patrie. Mais certaines personnes sont ignobles, impures et indignes. Indignes de quoi ? D’être des personnes tout court. Mais pourquoi cela ? C’est parce qu’ils sont foncièrement mauvais – la méchanceté réside dans leur sang, qui est foncièrement corrompu. Ils sont nés criminels, menteurs, tricheurs, fraudeurs. Tout comme les nazis l’ont dit des Juifs, ou les Américains des Noirs.

Mais que se passe-t-il ensuite, si nous croyons que certaines personnes sont nées mauvaises ? Eh bien, il est tout à fait naturel que le but de nos sociétés soit de les exiler, de les exterminer ou de les réduire en esclavage. Nous allons les utiliser, les maltraiter et les dégrader. Après tout, on ne peut pas permettre au mal d’exister, sauf au service d’un plus grand bien. C’est ainsi que les nazis ont tué les Juifs et que les Américains ont réduit les Noirs en esclavage. Mais je veux que vous voyiez l’ironie. La croyance que certaines personnes sont nées mauvaises est ce qui a causé les actes les plus mauvais dans toute l’histoire de l’humanité.

Lorsque nous croyons que les gens sont nés mauvais, alors, nous devons clairement faire une grave erreur – parce que nous sommes ceux qui finissent par commettre des atrocités, des horreurs, des holocaustes, pas eux. C’est nous qui finissons par faire des choses impensables lorsque nous dénonçons les autres comme étant intrinsèquement mauvais, et que nous nous enorgueillissons d’être intrinsèquement bons. La plus grande source de mal dans l’histoire de l’humanité est la croyance erronée que certaines personnes sont nées mauvaises, ce qui nous déforme en caricatures de bonté, jusqu’à ce que nous soyons devenus le mal même que nous dénonçons, commettant les atrocités mêmes que nous craignons. Comme c’est ironique. Comme c’est drôle. Comme c’est tragique.

Et pourtant, tel était l’état de l’humanité jusqu’en 1942. Pendant tous leurs longs millénaires, les êtres humains ont cru en ce mythe étrange et insensé – nous sommes nés bons, ils sont nés mauvais. De Sparte à la Perse, de Rome aux Croisades, ce mythe définit l’histoire. Pourquoi cela ? Eh bien, la raison est simple. Les êtres humains sont des êtres moraux, et ils aiment sentir qu’ils sont bons. Mais la moralité n’est pas aussi simple que nous le pensons. Ce n’est pas simplement revendiquer le haut du panier, tout en grimpant dans l’abîme.

Et puis vinrent les grandes guerres. Dans leur ombre, une nouvelle théorie et une nouvelle compréhension du mal ont émergé. Freud, Keynes, Arendt, Camus, Brecht, Sartre. Qu’avaient-ils tous en commun ? Ils ont observé que le mal n’était pas inhérent à une personne, mais circonstanciel. Les personnes les meilleures et les plus nobles pouvaient assez facilement être poussées au mal par la pauvreté, disaient Keynes et Brecht, économiste et dramaturge. Par un sentiment de crainte et de menace dans la vie quotidienne, disait Freud. Par la bureaucratie et les normes sociales, disait Arendt. Par la désintégration de la possibilité humaine, ont dit Camus et Sartre, qui résidait sans mesure ni limite dans chaque être.

Mais je veux que vous voyiez l’ampleur de cet accomplissement, car à mon sens, c’est l’un des plus grands de l’histoire humaine. Il y a eu une révolution dans la façon dont nous pensons au mal, enfin. Après deux grandes guerres, l’humanité était enfin prête à affronter la grande et terrible question du mal. Elle a mis de côté ses vieux mythes insensés – ces gens sales sont nés mauvais, nous, les gens purs, nous sommes nés bons – et a regardé un peu plus clairement le monde. Et ses plus grands esprits ont tous vu la même chose : le mal n’est pas une chose avec laquelle on naît. C’est quelque chose que nous apprenons, qu’on nous enseigne, auquel nous sommes poussés. Le mal est quelque chose en quoi nous sommes transformés, pas quelque chose que nous sommes.

Quelle belle et réverbérante idée. Dans toute l’histoire de l’humanité, à l’exception du Christ, de Bouddha et des prophètes, personne n’avait osé penser une telle chose – et certainement pas après. Le mythe du mal inhérent avait provoqué guerre après guerre, pogrom après pogrom, génocide après génocide.

Et nous y revoilà. Le mal remonte de l’abîme de nos jours. Et pourtant, nous n’y pensons pas très bien. Nous sommes surtout des petits nietzschéens, qui croient implicitement que la force a raison, que le pouvoir est la seule finalité de la vie, et donc que le mal n’a pas de réalité objective. Si je peux vous dominer, et faire en sorte que vous aimiez ça, alors qui peut dire que c’est mal ? Je peux vous exploiter, et vous faire croire que c’est bon et juste, alors qui est quelqu’un d’autre pour dire que c’est le mal ?

Pensez-y. N’est-ce pas la logique du présent ? Il n’y a plus d’absolus ou de lignes rouges. La cupidité est le bien et l’égoïsme est tout. La vertu est le vice, et le vice la vertu. Tout a été mis sens dessus dessous dans un monde où le mal ne prétend plus à la facticité sociale ou à la réalité morale – parce que la gauche a poussé trop loin la leçon des grands esprits d’antan, et s’est dit que si le mal est circonstanciel, alors pourquoi se donner la peine de qualifier quoi que ce soit de mal ? Tout est relatif, n’est-ce pas ?

Et donc nous ne l’appelons pas ce qu’il est. Nous ne le contestons pas avec un bien supérieur. Nous n’enseignons pas l’histoire du mal – pas l’histoire des atrocités, mais comment la façon dont nous y pensons a changé – dans les écoles. Et donc, je crains que nous ne nous souvenions pas de nous-mêmes, de cette longue et terrible histoire. Comment les mythes superstitieux sur le mal, ironiquement, ont rendu les gens moins bons, et plus mauvais.

Pour cette raison même, le mal est une réalité humaine, que nous ne pouvons pas éluder avec d’habiles jeux de langage ou de sémantique ou de rationalisations. Lorsque nous disons que nous avons expliqué le mal, au moins un peu mieux, au cours du siècle dernier, en réfutant les vieux mythes, cela ne signifie pas que le mal n’existe pas – mais qu’il existe, et qu’il existera, et pour cette raison, nous devons nous rappeler le chemin parcouru, et le chemin qu’il nous reste à parcourir.

J’appellerai cela suffisant si nous nous rappelons seulement ceci. Tant que les gens de bien ont cru au mythe qu’ils étaient les seuls à être nés ainsi, l’histoire s’est moquée de leur orgueil, l’a détourné sur lui-même et les a rendus mauvais. Et pour cette raison, je pense qu’être bon dans une époque qui tourne au mal signifie comprendre pourquoi revendiquer sa propre bonté n’a jamais été suffisant, pas plus que le simple fait de prétendre ou de rationaliser ou d’ignorer la question du mal.

Etre bon dans une époque qui tourne au mal signifie l’humilité, le courage, la sagesse et la grâce de voir que chaque cœur humain peut être trop facilement corrompu et corrodé. Par le besoin de dégrader, d’avilir et de dévaloriser les autres, ce qui n’est pas la même chose que la bonté, mais sa séduisante contrefaçon. C’est lorsqu’une vie perd l’espoir, la dignité et le but, lorsqu’elle n’a plus guère de moyen de s’élever, que le mal rit et prend racine, et murmure – “tire-les vers le bas, au contraire ! Ils le méritent ! Ils ne sont même pas humains !” Et pour cette raison même, chaque cœur humain doit être nourri, ensoleillé, élevé et libéré – afin qu’il puisse s’épanouir.

Umair
Mai 2018

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.